A le revoir, je m'aperçois que ce n'est pas du tout un film humaniste (comme on entend aujourd'hui cela, soit "humanophile"). Ce n'est pas non plus un film abolitionniste, à aucun moment l'iniquité de la peine est évoquée, sinon évidemment dans cette présentation de ce qui s'apprêtait à être une erreur judiciaire à la quasi-unanimité. Ce n'est pas non plus une louange à la démocratie, car cela en montre subtilement l'avers, à savoir que 11 égarés peuvent l'emporter sur un 12ème avisé si celui-ci manque de persuasion.
C'est un film sur le Logos, soit l'erreur ou la vérité inaccessibles aux sens et aux sentiments, démontée ou démontrée par les mots, la logique, la raison, le doute, et la mise en question de tout ce qui est "évident", ce qui ressort du bon sens commun : cette répétition rageuse du juré n°3, que le juré n°8 déforme les faits, ou ce qu'il croit être les faits, tord l'évidence et bâtit une autre histoire, une construction qui selon lui ne peut être que purement imaginaire, puisqu'elle repose uniquement sur des mots, un raisonnement, des suppositions, du vent donc. Ce n'est pas l'éloge de la justice qui est fait là, c'est celui de la science logique, déductive opposée parfois à l'observation directe : les hommes (qui ne sont pas du tout en colère pour juger, ni prêts à lyncher, drôle de titre en passant) sont enfermés dans une pièce. Et par la parole et la démonstration raisonnée, un, puis deux, trois, quatre vont déconstruire toute l'accusation fondée sur l'évidence "aveuglante", le témoignage sensoriel, l'intime conviction (ces trois éléments étant les véritables cibles du film, et malheureusement c'est encore là-dessus qu'on demande à des jurés de trancher). Exactement comme les premiers scientifiques, astronomes, physiciens, mathématiciens, essayaient de comprendre la structure de l'univers, sans aucun moyen d'observation, hormis leurs 5 sens, qu'ils se sont efforcés justement d'écarter comme source de tromperie : le verbe, le nombre et leur emboitement logique devait primer sur la perception.
Rien de moins humaniste que ce film où aucun des protagonistes n'a de nom, et où durant tout le débat, il faut peu à peu écarter toute sa subjectivité pour ne dégager que la raison pure. Ce qui n' empêche pas que les sentiments ne soient pas déterminants au cours du processus, point de départ d'une prise de conscience : ainsi le juré n°9, vieil homme malmené au cours du débat, doutant soudain du premier témoin, en réalisant brusquement, comme devant un miroir, qui il est, ce petit vieux qui n'a jamais eu d'importance, que l'on a jamais écouté, et qui a soudain son heure de gloire, et parle en connaissance de cause : "je connais bien ce genre d'homme." Et le juré n°2, petit homme à la voix faible, qui a enfin l'occasion de prendre sa revanche sur les grandes gueules au raisonnement défaillant, parce qu'au cours de cette table il est soudain plus important de penser que de parler haut ; ou celui qui vient du même monde que l'accusé, et qui soudain se voit lui aussi dans le miroir, et qui ose l'exprimer, fier de faire profiter les autres de sa science du couteau, bref au début une coalition des faibles contre les forts, manipulés par les mêmes émotions plus ou moins conscientes que les "durs" de l'accusation. Mais tout ceci peu à peu se décante et cède devant la fascination que ces hommes découvrent au fur et à mesure qu'ils débattent : que l'on peut atteindre une vérité invisible uniquement en se servant de son cerveau. Et que les vaincus dans cet affrontement, ou les faibles disons, seront ceux qui auront le plus tardés à se défaire de leurs affects.
Louange à la raison sèche et sans état d'âme : dans le film, les jurés les plus sympathiques, ceux qui apparaissent comme les plus estimables, ne sont pas forcément les premiers ralliés au "non-coupable". Ce sont ceux qui s'y opposent longtemps mais pour de bonnes "raisons", sans passion, et peuvent ensuite, aussi dur que cela leur coûte, faire face à leur erreur ; ainsi le juré n°4, modèle de froideur, l'homme qui ne sue jamais, et qui soudain confronté à une démonstration qui ruine son propre raisonnement, malgré ce que cela coûte de se dénier, cillant, machoire tendue, se pliera à la maïeutique du juré n°9 pour finalement reconnaitre qu'il se trompait.
Le dernier grand vaincu est naturellement le juré n°3 qui s'effondre en pleurs de n'avoir su être ce qu'on lui demandait d'être ou d'apprendre à être : pas un père, pas un fils, mais un numéro 3, un cerveau en état de marche. Et là si le film avait été "humaniste" on aurait eu, de la part des autres une parole de compassion, un geste de réconfort, la main tendue du vainqueur, du juré n°8 à l'homme à terre. Mais il ne s'agit pas de ça, car au contraire tout a été fait au cours de la discussion pour peu à peu ôter cette idée d'un "camp contre un autre" (les références au base-ball courent tout le long). Il n'y a pas d'échange de maillot, de congratulations, de tape dans le dos, de pot pris en commun. Douze hommes se sont réunis, ont débattu, ont voté, repartent dans une froideur hâtive, sans presque se parler, chacun de son côté, vers son individualité retrouvée. Même le juré n°8, sans doute le plus empathique, a simplement ce geste de prendre la veste du n°3, de la lui mettre sur les épaules, de l'aider au fond à rhabiller sa dignité, et c'est tout. Il n'y aura pas d'épanchement, personne n'attendait que les blessures affectives trouvent là leur remède, il ne s'agissait que de démontrer qu'une hypothèse était fausse, et une fois que c'est fait, chacun reprend sa peau humaine et s'en va. Même la scène finale entre Davis (n°8) et McCardle (n°9), ce qui aurait pu commencer comme une amitié, tourne court, dans une poignée de main civilisée et un échange de noms. Et il est probable que ces hommes ne se reverront jamais. Fin.