jeudi 27 octobre 2005

La Nausée


"Si seulement je pouvais m'arrêter de penser, ça irait déjà mieux."

"C'est la demie de cinq heures qui sonne. Je me lève, ma chemise froide se colle à ma chair. Je sors. pourquoi ? Eh bien, parce que je n'ai pas de raisons pour ne pas le faire. Même si je reste, même si je me blottis en silence dans un coin, je ne m'oublierai pas. Je serai là, je pèserai sur le plancher. Je suis."

"Je ne les écoute plus : ils m'agacent. Ils vont coucher ensemble. Ils le savent. Chacun d'eux sait que l'autre le sait. Mais comme ils sont jeunes, chastes et décents, comme chacun veut conserver sa propre estime et celle de l'autre, comme l'amour est une grande chose poétique qu'il ne faut pas effaroucher, ils vont plusieurs fois la semaine dans les bals et dans les restaurants offrir le spetacle de leurs petites danses rituelles et mécaniques...

Après tout, il faut bien tuer le temps. Ils sont jeunes et bien bâtis, ils en ont encore pour une trentaine d'années. Alors ils ne se pressent pas, ils s'attardent et ils n'ont pas tort. Quand ils auront couché ensemble, il faudra qu'ils trouvent autre chose pour voiler l'énorme absurdité de leur existence. Tout de même... est-il absolument nécessaire de se mentir ?"

"Chacun d'eux fait une petite chose et nul n'est mieux qualifié que lui pour la faire. Nul n'est mieux qualifié que le commis voyageur, là-bas, pour placer la pâte dentifrice Swan. Nul n'est mieux qualifié que cet intéressant jeune homme pour fouiller sous les jupes de sa voisine."

"Il a de l'âme plein les yeux, c'est indiscutable, l'âme ne suffit pas. J'ai fréquenté autrefois de ces humanistes parisiens, cent fois je les ai entendus dire "il y a les hommes", et c'était autre chose ! Virgan était inégalable. Il ôtait ses lunettes, comme pour se montrer nu, dans sa chair d'homme, il me fixait de ses yeux émouvants, d'un lourd regard fatigué, qui semblait me déshabiller pour saisir mon essence humaine, puis il murmurait, mélodieusement : "Il y a les hommes, mon vieux, il y a les hommes", en donnant au "Il y a" une sorte de puissance gauche, comme si son amour des hommes, perpétuellement neuf et étonné, s'embarrassait dans ses ailes géantes.

Les mimiques de l'Autodidacte n'ont pas acquis de velouté; son amour des hommes est naïf et barbare : un humaniste de province."


"L'humaniste radical est tout particulièrement l'ami des fonctionnaires. l'humaniste dit "de gauche" a pour principal souci de garder les valeurs humaines; il n'est d'aucun parti, parce qu'il ne veut pas trahir l'humain, mais ses sympathies vont aux humbles; c'est aux humbles qu'il consacre sa belle culture classique. C'est en général un veuf qui a l'oeil beau et toujours embué de larmes; il pleure aux anniversaires. Il aime aussi le chat, le chien, tous les mammifères supérieurs. L'écrivain communiste aime les hommes depuis le deuxième plan quinquennal; il châtie parce qu'il aime. Pudique, comme tous les forts, il sait cacher ses sentiments, mais il sait aussi, par un regard, une inflexion de sa voix, faire pressentir, derrière ses rudes paroles de justicier, sa passion âpre et douce pour ses frères. L'humaniste catholique, le tard-venu, le benjamin, parle des hommes avec un air merveilleux. Quel beau conte de fée, dit-il, que la plus humble des vies, celle d'un docker londonien, d'une piqueuse de bottines ! Il a choisi l'humanisme des anges; il écrit, pour l'édification des anges, de longs romans tristes et beaux, qui obtiennent fréquemment le prix Fémina.

ça, ce sont les grands premiers rôles. Mais il y en a d'autres, une nuée d'autres : le philosophe humaniste, qui se penche sur ses frères comme un frère aîné et qui a le sens de ses responsabilités; l'humaniste qui aime les hommes tels qu'ils sont, celui qui les aime tels qu'ils devraient être, celui qui veut les sauver avec leur agrément et celui qui les sauvera malgré eux, celui qui veut créer des mythes nouveaux et celui qui se contente des anciens, celui qui aime dans l'homme sa mort, celui qui aime dans l'homme sa vie, l'humaniste joyeux, qui a toujours le mot pour rire, l'humaniste sombre, qu'on rencontre surtout aux veillées funèbres. Ils se haïssent tous entre eux : en tant qu'individus naturellement - pas en tant qu'hommes."

"J'ai perdu mon apparence d'homme et ils ont vu un crabe qui s'échappait à reculons de cette salle si humaine. A présent, l'intrus démasqué s'est enfui : la séance continue. ça 'agace de sentir dans mon dos tout ce grouillement d'yeux et de pensées effarées."

"La Nausée ne m'a pas quitté et je ne crois pas qu'elle me quittera de sitôt; mais je ne la subis plus, ce n'est plus une maladie ni une quinte passagère : c'est moi."

"Toutes choses, doucement, tendrement, se laissent aller à l'existence comme ces femmes lasses qui s'abandonnent au rire et disent : "C'est bon de rire" d'une voix mouillée; elles s'étalaient, les unes en face des autres, elles se faisaient l'abjecte confidence de leur existence. Je compris qu'il n'y avait pas de milieu entre l'inexistence et cette abondance pâmée. Si l'on existait, il fallait exister jusque-là, jusqu'à la moisissure,à la boursouflure, à l'obscénité."

Ce passage qui me fait penser au vers "comme Bijen dans sa prison de chair" :

"Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de ces existences superflues. Mais ma mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sang sur ces cailloux, entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. et la chair rongée eût été de trop dans la terre qui l'eût reçue et mes os, enfin nettoyés, écorcés, propres et nets comme des dents eussent encore été de trop : j'étais de trop pour l'éternité."
La nausée

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.