lundi 21 février 2005


"Je n'ai rien contre les Juifs, ajouta le comte Leinsdorf de son propre mouvement comme si Ulrich avait dit quelque chose qui exigeât cette justification. Ils sont intelligents, laborieux et fidèles. Mais on a commis une grande faute en leur donnant des noms mal appropriés. Rosenberg et Rosenthal, par exemple, sont des patronymes aristocratiques ; Löw, Bär et autres Viecher sont à l'origine des animaux héraldiques ; Meier vient de la propriété foncière ; Gelb, Blau, Rot, Gold ont des couleurs de blason. Tous ces noms juifs, déclara curieusement Son Altesse, ne sont qu'une insolence de notre bureaucratie à l'égard de la noblesse. C'est elle qu'on voulait frapper et non les Juifs, et c'est pourquoi on leur a donné à côté de ceux-là d'autres noms, tels que youpins, fils d'Abraham, et coetera. Ce ressentiment de la bureaucratie à l'égard de l'ancienne noblesse, si vous étiez vraiment au fait, vous pourriez l'observer aujourd'hui encore..."

Dans L'Homme sans qualités de Musil, tombé sur ces propos qui m'ont rappelé de façon frappante ce que Hannah Arendt disait de la montée de l'antisémitisme au 19° siècle, qui a suivi la chûte de l'Ancien régime, de l'homme de cour donc, et donc, en même temps, du juif de cour, devenu par là-même économiquement inutile selon elle, et de ce fait provoquant l'aigreur ou la jalousie en étant à tort ou à raison, pourvu dans l'esprit populaire, d'une puissance ou de privilèges devenus injustifiés, tout comme les privilèges de la noblesse étaient devenus insupportables aux bourgeois.Exit la noblesse, exit le juif, donc.

Par ailleurs, Nietzsche rejoint un peu cela quand il voit dans l'antisémitisme la haine du petit-bourgeois, - ou de l'homme du commun - contre toute forme d'aristocratie ou de raffinement, en conseillant aux Allemands de s'allier aux juifs par mariage, afin de s'affiner un peu... Autre exemple de cette collusion entre la noblesse d'empire et la judéité, dans Héliopolis, de Jünger, l'amitié entre Lucius et le parsi, tous deux au fond, le guerrier aristocratique et le savant confiné dans son ghetto, exposé au danger de la plèbe fascisante. La scène de connivence profonde, extraordinaire, entre le relieur et le soldat, l'exaltation du subtil artisan, en feuilles d'or, rinceaux et cuir de siècles de chevalerie... L'alliance du livre et de l'épée.

Plus loin, toujours dans la bouche du comte, considérations proto-sionistes, amusantes par ce mélange à la fois visionnaire et d'un passéisme anachronique, médiéval, "les Juifs et la Papauté", celui de l'Empire, la Cacanie et son imbroglio de nations entremêlées dans un confetti de mini-Etats, qui devait faire dire aux ministres : "Après tout, une de plus, pourquoi pas ?

"La prétendue question juive s'évanouirait d'un coup si les Juifs voulaient bien se décider à parler hébreu, à reprendre leurs anciens patronymes et à porter le costume oriental, expliqua-t-il. Je reconnais qu'un Galicien qui vient de faire sa fortune chez nous et qui apparaît en costume tyrolien avec blaireau au chapeau sur l'esplanade d'Ischl n'a pas bonne mine. Mettez-lui un vêtement à longs plis retombants qui ait le droit d'être couteux et qui couvre les jambes, vous verrez comme sa figure et ses grands gestes s'accordent à cette tenue ! Tout ce que l'on plaisante d'ordinaire y serait à sa place, jusqu'aux anneaux précieux qu'ils aiment tant à porter ! Je ne suis pas partisan de l'assimilation telle que la pratique l'aristocratie anglaise : c'est un processus interminable et dangereux. Rendez aux Juifs leur vraie nature et vous verrez qu'ils deviendront un joyau, je dirai même une aristocratie particulière au sein des peuples qui se rassemblent avec reconnaissance autour du trône de Sa Majesté ou, si vous préférez une image plus simple, plus quotidienne, qui se promènent sur notre Ring : rue unique au monde de ce fait, puisqu'on peut y rencontrer, si l'on veut, mêlés à la plus subtile élégance européenne, un Slovaque en peau de mouton, un Mahométan en chéchia rouge ou un Tyrolien aux jambes nues ! [...] Ulrich se permit de faire remarquer que les personnes ainsi distinguées par la bienveillante sympathie de Son Altesse refuseraient probablement sa proposition.

"Bien sûr qu'ils ne voudront pas ! fit le comte. Mais on les y contraindrait pour leur bien ! La Monarchie trouverait là une véritable mission mondiale à remplir, peu importe que les autres soient d'accord ou non ! Vous le savez, il en est beaucoup qu'on a dû commencer par forcer. Imaginez ce que ce serait que d'être allié à un Etat juif reconnaissant plutôt qu'aux Allemands de l'Empire ou aux Prussiens ! Quand notre Trieste est, en quelque sorte, le Hambourg de la Méditerranée ! Sans parler du fait qu'un Etat qui a pour soi, outre le Pape, les Juifs, est diplomatiquement inincible !"

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.