dimanche 12 décembre 2004

Gracian. L'Homme de cour. Curieux mélange, qui me laisse une impression mitigée, donc. Par certains côtés, un esprit très déplaisant, qui recommande avec sécheresse l'hypocrisie, la flagornerie, une habileté et un coeur froid et cela pour quoi ? Pas grand chose, une place, l'art de plaire, le néant de l'apparence de la courtisanerie. De belles phrases aussi, une lucidité tactique, quelque chose de Sun Tzu, mais L'Art de la guerre présente des ruses moins mesquines, puisque la mort et la perte encourues au combat donnent à tout ça un autre enjeu, plus essentiel. Machiavel idem, c'est la force, le pouvoir et l'art de ne pas être renversé quand on s'en empare. Mais dans L'Homme de cour, de quoi s'agit-il ? d'être bien vu dans les salons et les antichambres des ministères ? ça a quand même moins de gueule... Cela m'intrigue que Jankélévitch le cite autant. Il n'y a rien de moraliste dans Gracian, mais ce n'est pas non plus un cynique. Il donne un ensemble de recettes pour réussir dans ce qui reste tout de même l'inanité, le creux.

Cela dit, certains propos sont beaux, et bien tournés. Il faut simplement les appliquer en oubliant ce à quoi l'auteur les destinait, lui.

Ainsi, cela, qui vise la mode de l'élégie, et peut viser le diarisme intimiste (et donc moi-même) :

"NE POINT MONTRER LE DOIGT MALADE

Car chacun viendra y frapper. Garde-toi aussi de t'en plaindre, d'autant que la malice attaque toujours par l'endroit le plus faible ; le ressentiment ne sert qu'à la divertir. Elle ne cherche qu'à jeter hors des gonds ; elle coule des mots piquants, et met tout en oeuvre jusqu'à ce qu'elle ait trouvé le vif. L'homme adroit ne doit donc jamais découvrir son mal, soit personnel, ou héréditaire, attendu que la fortune même se plaît quelquefois à blesser à l'endroit où elle sait que la douleur sera plus aiguë. Elle mortifie toujours au vif ; et, par conséquent, il ne faut laisser connaître ni ce qui mortifie, ni ce qui vivifie, pour faire finir l'un et faire durer l'autre."

La dissimulation absolue, donc. Si les Grecs craignaient l'ubris dans le bonheur, c'est-à-dire un excès de fortune qui devait entraîner fatalement l'irritation des dieux et le rabotage divin de cette félicité humaine si offensante à l'Olympe, Gracian voit pire, attend pire de la Fortune : dissimule ton bonheur, dissimule ta douleur, car la Fortune te frappera immanquablement là où tu auras montré ta faiblesse, quelle qu'elle soit, heureuse ou malheureuse. "


SE SAVOIR AIDER

"Dans les rencontres fâcheuses, il n'y a point de meilleure compagnie qu'un grand coeur ; et s'il vient à s'affaiblir, il doit être secouru des parties qui l'environnent. Les déplaisirs sont moindres pour ceux qui savent s'assister. Ne te rends point à la fortune, car elle t'en deviendrait plus insupportable. Quelques-uns s'aident si peu dans leurs peines, qu'ils les augmentent faute de savoir les porter avec courage. Celui qui se connaît bien trouve du secours à sa faiblesse dans la réflexion. L'homme de jugement sort de tout avec avantage, fût-ce du milieu des étoiles."


L'école du courage. On insiste plus guère là-dessus, comme remède à la souffrance.

Et ces propos sur le secret, qui correspondent trop bien à ma pente, aussi je les mets pour ce qu'ils sont :


SE RETENIR DE PARLER, C'EST LE SCEAU DE LA CAPACITE

"Un coeur sans secret, c'est une lettre ouverte. Plus il y a du fonds, les secrets y sont profonds, car il faut qu'il y ait de grands espaces et de grands creux, là où peut tenir à l'aise tout ce qu'on y jette. La retenue vient du grand empire que l'on a sur soi-même, et c'est là ce qui s'appelle un vrai triomphe. L'on paie tribut à autant de gens que l'on se découvre. La sûreté de la prudence consiste dans la modération intérieure. Les pièges qu'on tend à la discrétion sont de contredire, pour tirer une explication ; et de jeter des mots piquants, pour faire prendre feu. C'est alors que l'homme sage doit se tenir plus resserré. Les choses que l'on veut faire ne se doivent pas dire, et celles qui sont bonnes à dire ne sont pas bonnes à faire."


"NE POINT MENTIR, MAIS NE PAS DIRE TOUTES LES VERITES

Rien ne demande plus de circonspection que la vérité, car c'est se saigner au coeur que de la dire. Il faut autant d'adresse pour la savoir dire que pour la savoir taire. Par un seul mensonge l'on perd tout ce que l'on a de bon renom. La tromperie passe pour une fausse monnaie ; et le trompeur pour un faussaire, qui est encore pis. Toutes les vérités ne se peuvent pas dire ; les unes parce qu'elles m'importent à moi-même, et les autres parce qu'elles important à autrui."


Balthasar Gracian, L'Homme de cour, trad. Amelot de la Houssaie.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.