lundi 25 mars 2013

Si Pâques s'apprend



Hier, feuilletant les Grande et Petite Passions de Dürer, et écoutant aussi toute la Passion de Mathieu par Klemperer, je me disais que j'aimais vraiment ce temps de Pâques, ce  temps doux-amer. Autant Noël m'ennuie avec toute son imagerie sucrée et mièvre, le marmot, le bœuf et l'âne, etc., autant Pâques est comme un bonheur déchirant.

Et s'il y en a un qui a vraiment compris Pâques, et cette nuit du Passage, c'est Jankélévitch.

Albrecht Dürer, 1521, Städtisches Kunstinstitut, Frankfurt


"C'est au fond du désespoir que la grâce ira nous chercher ; mais on n'est jamais au fond tant qu'on le sait : car le désespoir qui "sait" transcende encore son malheur ; car ce désespoir trop conscient est une pseudo-douleur, une impure douleur, au lieu d'être la douleur sincère qui souffre par amour et remords, et qui reprend confiance dans le doute le plus extrême ; car le désespoir qui se regarde désespérer dans un miroir et louche sur sa belle âme est, comme nous le disions, un disperato de théâtre et une sublime attitude, et il devient à la fois spectateur de lui-même et spectacle pour lui-même au lieu d'être un vrai désespoir tragique. La rédemption, sauvetage in-extremis, consolera le désolé à la dernière minute ou du moins à l'instant pénultième en le faisant rebondir du non-être dans l'être. Telles sont les trois heures obscures du mont Calvaire "entre la sixième heure et la neuvième", quand les ténèbres s'abattent sur toute la terre et que tout est en suspens. Alors les êtres retiennent leur respiration et n'attendent même plus l'aurore. C'est le trou noir dans l'extrême agonie. Le vide béant. L'autel éteint. Le silence tragique. Beaucoup de désespérés ont eu ainsi leurs trois heures d'angoisse et de délaissement ; dans l'éternité provisoire de leur agonie, bien des hommes se sont demandés une fois : à quoi bon ? et ont reproché à Dieu leur déréliction et leur solitude : "Il souffre cette peine et cet abandon dans l'horreur de la nuit", dit Pascal d'une autre ténèbre et d'une autre solitude. Car c'est au jardin des Oliviers que Jésus s'écrie : Triste est mon âme jusqu'à la mort. Jusqu'à la limite de la mort ! usque ad mortem... Cette angoisse mortelle, cette angoisse majeure, cette suprême angoisse, c'est le désespoir lui-même, autrement dit la maladie mortelle et l'acumen tragœdiae après lequel il n'y a plus que l'aube de la renaissance... Il faut donc aider la grâce et faire comme si notre peine devait servir à quelque chose, mais non pas avec l'intention expresse, intéressée et mercenaire de l'utiliser pour notre salut. L'âme qui se sera prêtée sans calcul ni arrière-pensée à sa nuit de Gethsémani sera mieux aguerrie pour affronter ensuite cet enfer d'entre midi et trois heures, ce minuit méridien, cette nuit en plein jour ; sur le moment l'enfer du désespoir apparaît au désespéré comme un présent éternel et définitif, mais après coup l'enfer éternel n'aura duré que trois heures ; après coup notre labeur aura finalement servi à quelque chose ; désespérer ce n'est donc pas travailler fructueusement en vue de ses intérêts, de ses affaires ou de sa candidature, mais consentir à l'épreuve dans un esprit de renoncement et d'entière innocence." 
Vladimir Jankélévitch, LES VERTUS ET L'AMOUR. : Volume 1, I, Si la vertu s'apprend.




Bien sûr,  par rapport  au vrai désespoir, celui des disciples qui n'y croyaient plus, nous trichons un peu, goûtant les voluptés douloureuses de la nuit de Gethsémani, de l'agonie du Golgotha, nous versons des larmes attendries sur le tombeau, Mache dich mein Herze rein (BWV 244), mais nous savons, nous, que le dimanche de Pâques suit toujours la Passion. Nous savons, avec le Christ, comment ça se termine. Donc nous nous attendrissons, mais comme devant un film touchant dont nous savons qu'il finira bien : après les larmes et la peine, les pleurs de joie. Cela dit, le Christ aussi savait comment cela allait se terminer (à moins que…), et c'est donc un peu un cadeau qu'il nous fait, que cette Pâques-là : pouvoir la vivre comme il la vivait lui (la souffrance en moins).

Cela dit, le malheur nous rattrape souvent en nous assénant nos propres nuits de Gethsémani, sans que nous puissions imaginer que Pâques viendra après, pour tout retourner dans le bon sens, pour remettre notre monde sous le soleil. C'est pour ça qu'il faut profiter de Pâques et de son petit drame qui se joue tous les ans, car il est tout aussi nécessaire et tout aussi difficile de s'entraîner, tout le reste de l'année, à la joie comme à la tristesse.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.