Après m'avoir donné envie de lire Les Mystères de Paris, Umberto Eco me fait presque saliver devant la lecture des James Bond, il est doué, ce type...
Richard Chopping
Dans Opération Tonnerre, la description de la cure naturiste suivie par Bond en clinique occupe un quart du volume, sans que les événements survenant en ce lieu justifient le fait de s'attarder sur la composition des repas diététiques, la technique des massages ou les bains turcs ; mais le passage le plus déconcertant est celui où Domino Vitali, après avoir raconté sa vie à Bond, au bar du Casino, met cinq pages à décrire, avec une exactitude à la Robe-Grillet, le paquet des cigarettes Players'. Il y a là quelque chose de plus par rapport aux trente pages retraçant dans Entourloupe… les préparatifs et le déroulement de la partie de bridge avec Sir Hugo Drax. Ici, même un suspens indéniablement magistral s'installait, même pour unlecteur ignorant tout des règles de ce jeu ; là, au contraire, le passage est interlocutoire et il semble superflu de caractériser l'esprit rêveur de Domino en montrant avec une telle richesse de nuances sa tendance à la phénoménologie sans but.
Richard Chopping"Sans but" est le mot juste. C'est sans but que Les diamants sont éternels, pour nous présenter la contrebande de diamants en Afrique du Sud, s'ouvre sur l'apparition d'un scorpion qui évoluerait sous le verre grossissant d'une loupe, macroscopique comme un animal préhistorique, interrompu par un être humain qui fait irruption, écrase le scorpion et donne le départ de l'action, comme si tout ce qui avait précédé ne constituait que le générique, élaboré par un graphiste raffiné, d'un film continuant ensuite avec un autre style
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Richard Chopping
Le début de Bons Baisers de Russie est plus significatif encore de cette technique du regard sans but : on a une page entière de "presque" nouveau roman, une brillante variation sur un corps, celui d'un homme nu, immobile, comme frappé de rigidité cadavérique, qu'un libellule bleue et verte explore pore après pore, poil après poil. Et, alors que place sur la scène une subtile odeur de mort si habilement suscitée par l'auteur, l'homme bouge et chasse la libellule. Il bouge parce qu'il est vivant et s'apprête à se faire masser. Le fait qu'il gise à plat ventre, comme mort, n'a aucune importance pour la suite du récit. L'œuvre de Fleming regorge de ce genre de passages pleins de virtuosité, feignant une technique du regard et un goût du superflu que non seulement le mécanisme narratif du récit ne requiert pas mais qu'il rejette. Quand l'histoire en arrive aux nœuds essentiels (aux "coups" de base énumérés précédemment), la technique du regard est résolument abandonnée : Robbe-Grillet est remplacé par Souvestre et Allain, le monde objectal laisse la place à Fantomas.
Ou plus exactement les temps de la réflexion descriptive, très attirants car étayés par une langue nette et efficace, viennent soutenir les pôles du Faste et de la Programmation, tandis que ceux de l'action irraisonnée expriment les moments de la Privation et du Risque. Ainsi, l'opposition entre ces deux techniques (ou la technique de cette opposition stylistique) n'est pas fortuite. Si cela était, la technique de Fleming, qui interrompt le suspens d'une opération tendue et dense – une procession d'hommes-grenouilles vers un duel à mort – pour s'attarder sur la faune sous-marine et la conformation d'une corolle, s'apparenterait à la technique ingénue de Salgari, capable d'abandonner son héros qui a trébuché, durant une folle poursuite, sur une grosse racine de séquoia, pour nous conter l'origine, la propriété et la répartition de ces arbres sur le continent nord-américain.
Or chez Fleming, la diversion, au lieu de ressembler à une entrée du Larousse située au mauvais endroit, acquiert un double relief : d'abord, elle est rarement une description de l'inhabituel – comme chez Salagari ou Jules Verne – mais la description du déjà-connu ; ensuite, elle n'intervient pas en tant qu'information encyclopédique mais en tant que suggestion littéraire, et à ce titre, elle va "ennoblir" le fait raconté.
Examinons ces deux points car ils révèlent l'âme secrète de la machine stylistique de Fleming.
Fleming ne décrit jamais le séquoia, le lecteur n'a jamais eu l'occasion d'en voir. Il décrit une partie de canasta, une voiture de série, le tableau de bord d'un avion, le wagon d'un train, la carte d'un restaurant, le paquet de cigarettes d'une marque trouvable dans n'importe quel bureau de tabac. Il liquide en quelques lignes un assaut donné à Fort Knox parce qu'il sait qu'aucun de ses lecteurs n'aura jamais l'occasion de dévaliser Fort Knox ; et il explique longuement le plaisir éprouver à empoigner un volant ou un levier de vitesse au plancher, car ce sont là des gestes que chacun de nous peut, pourrait ou voudrait accomplir. Fleming s'attache à nous restituer le déjà-vu avec une technique photographique, puisque c'est sur le déjà-vu que fonctionnent nos capacités d'identification. Nous nous identifions non pas à celui qui vole une bombe atomique mais à celui qui conduit un yacht luxueux ; non pas à celui qui détruit une fusée mais à celui qui fait une longue descente à skis ; non à celui qui s'adonne au trafic de diamants mais à celui qui commande un bon repas dans un restaurant de Paris. Notre attention est sollicitée, flattée, orientée vers le domaine des choses possibles et désirables. Là, le récit devient réaliste, l'attention maniaque ; quant au reste – qui relève de l'invraisemblable – quelques pages et un implicite clin d'œil suffisent. Personne n'est tenu d'y croire.
Une fois encore, le plaisir de la lecture n'est pas donné par l'incroyable et l'inouï, mais par l'évident et l'habituel.
Umberto Eco, De superman au surhomme.
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