Une philosophie sans Dieu est-elle forcément une philosophie laïque, si cette formule n'est pas à son tour un pléonasme ? N'est-elle pas plutôt une philosophie athée, autrement dit une philosophie toujours habitée par l'objet qu'elle prétend dissoudre ?
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Cette méfiance tenace – pour ne pas dire cette aversion cultivée, et même phobie – de Dieu, si elle résulte d'une très forte pression intellectuelle dans les milieux où les philosophes sont souvent des ex-croyants mal baptisés et tout aussi mal débaptisés, cette méfiance donc, en quoi valide-t-elle le moins du monde l'authenticité de la philosophie et la sagacité de la pensée qui prétend en procéder ?
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Ce qui, dans l'étude du Talmud, est imputé par ses adversaires à un littéralisme desséchant peut être entendu au contraire comme volonté de ne pas substituer la parole individuelle à celle qui s'est énoncée avant elle et dont l'Écriture atteste la teneur, latente et patente. Par exemple, étudier, en ce sens, le premier chapitre de H'agiga, ou le second de Pessah'im, c'est, simultanément, s'initier directement et concrètement à la théorie des ensembles. L'étude du chapitre de Baha Metsia, sur l'objet perdu et l'objet simplement égaré ou mis de côté, fera longuement réfléchir épistémologues et psychanalystes. Le traité Temoura, quant à lui, conduira à l'intelligence des "seuils subtils" à partir desquels une réalité donnée mute en une autre. Le reste est à l'avenant. Chaque fois, qu'on la considère comme philosophie ou non, la pensée juive honore ce que la philosophie classique honore : la rigueur des définitions, la conduite ordonnée de l'argumentation, le respect de l'interlocuteur, le souci des perspectives et, pour y mener, la force de ne pas vouloir énoncer le dernier mot, car celui-ci serait gravé comme épitaphe de la parole humaine, surtout lorsqu'elle prétend répondre aux sollicitations de l'Infini divin. Plus la pensée juive (philosophant au sens premier de l'expression), a été honnie et diffamée brutalement, et plus elle s'est relancée vers les sommets. C'est pourquoi le Zohar et le Bahir, et tout le courant de la kabbala qui en est issu ne sauraient être réduits à une mystique, si ce mot stigmatise la propension à s'échapper du réel. au contraire, ces œuvres tentent de relever ce même réel de ses chutes dans l'insignifiance ou la désespérance, faisant en sorte que jamais ne deviennent oiseuses les deux interrogations corrélatives du "pour quoi ?" et du "pour qui ?", du questionnement concernant les choses et du questionnement touchant aux êtres vivants et parlants.
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Le courant de la pensée juive fut sans cesse irrigué, dans toutes les parties du monde. En ce sens les œuvres majeures du mouvement h'assidique attestent que le niveau de pensée qui y fut atteint rejoint celui de Maïmonide ou de Yéhouda Hallévi. Il se joint à celui des grands kabbalistes et décisionnaires d'Afrique du Nord, dont l'influence s'avère déterminante jusque dans le droit israélien contemporain. Sans amalgamer entre elles des périodes chronologiquement éloignées, la pensée de Spinoza prit place dans celle des "Lumières" qui éclairèrent le difficile mouvement d'émancipation politique et sociale des Juifs d'Europe et d'Amérique. La conséquence fut, pour beaucoup, un éloignement, pour ne pas dire un déni, de la tradition sinaïque. En France et en Allemagne, l'amour de la patrie devint la monnaie d'échange dans laquelle l'on crut devoir payer l'accès à l'égalité civique avec le droit d'entrée dans les clubs et les salons. Ce n'est pas pour autant que la pensée juive ni l'exégèse de la Thora, ni même les analyses du Talmud, cessèrent tout à fait.
Philosophies d'ailleurs II. Les Pensées hébraïques : Un ailleurs si proche et si méconnu, Raphaël Draï.
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