L'unité me semble prendre sens à partir de l'impermutabilité qui vient ou qui revient au moi dans la concrétude d'une responsabilité pour autrui : responsabilité qui d'emblée lui incomberait dans la perception même d'autrui, mais comme si dans cette représentation, dans cette présence, elle précédait déjà cette perception, comme si déjà elle y était plus vieille que le présent et, dès lors, responsabilité indéclinable, d'un ordre étranger au savoir ; comme si, de toute éternité, le moi était le premier appelé à cette responsabilité ; impermutable et ainsi unique, ainsi moi, otage élu, l'élu. Éthique de la rencontre, socialité. De toute éternité un homme répond d'un autre. D'unique à unique. Qu'il me regarde ou non, "il me regarde" ; j'ai à répondre de lui. J'appelle visage ainsi, en autrui, regarde le moi – me regarde – en rappelant, de derrière la contenance qu'il se donne dans son portrait, son abandon, son sans-défense et sa mortalité et son appel à mon antique responsabilité, comme s'il était unique au monde – aimé. Appel du visage du prochain qui, dans son urgence éthique ajourne ou efface les obligations que le "moi interpellé" se doit à lui-même et où le souci de la mort d'autrui peut pourtant importer au moi avant son souci de moi pour soi. L'authenticité du moi, ce serait cette écoute de premier appelé, cette attention à l'autre sans subrogation et, ainsi, la fidélité aux valeurs en dépit de sa propre mortalité. Possibilité du sacrifice comme sens de la nature humaine ! Du sensé, malgré la mort, fût-elle sans résurrection ! Sens ultime de l'amour sans concupiscence et d'un moi qui n'est plus haïssable.
J'use apparemment d'une terminologie religieuse : je parle de l'unicité du moi à partir de l'élection à laquelle il lui serait difficile de se dérober, car elle le constitue, d'une dette dans le moi, plus vieille que tout emprunt. Cette façon d'aborder une notion en faisant valoir la concrétude d'une situation où originellement elle prend sens, me semble essentiel à la phénoménologie. Elle est présupposée dans tout ce que je viens de dire.
Dans toutes ces réflexions se profile le valoir de la sainteté comme le bouleversement le plus profond de l'être et de la pensée à travers l'avènement de l'homme. À l'intéressement de l'être, à son essence primordiale qui est conatus essendi, persévérance envers et contre tout et tous, obstination à être-là, l'humain – amour de l'autre, responsabilité pour le prochain, éventuel mourir-pour-l'autre, le sacrifice jusqu'à la folle pensée où le mourir de l'autre peut me soucier bien avant, et plus, que ma propre mort – l'humain signifie le commencement d'une rationalité nouvelle et d'au-delà de l'être. Rationalité du Bien plus haute que toute essence. Intelligibilité de la bonté. Cette possibilité de prêter, dans le sacrifice, un sens à l'autre et au monde qui, sans moi, compte pour moi, et dont je réponds (malgré la grande dissolution, dans le mourir, des relations avec tout autre, que Heidegger annonce au §50 de Sein und Zeit) n'est certes pas le survivre. C'est une extase vers un futur qui compte pour le moi et dont il a à répondre : mais sans-moi futur, sensé et futur, qui n'est plus là-venir d'un présent protenu.
Emmanuel Levinas, Entre nous (Essais sur le penser-à-l'autre) : L'Autre, Utopie et Justice.
dimanche 3 janvier 2010
Une dette plus vieille que tout emprunt
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