Le problème de l'Homme-Dieu comporte, d'une part, l'idée d'une humiliation que s'inflige l'Être suprême, d'une descente du Créateur au niveau de la Créature, c'est-à-dire d'une absorption dans la Passivité la plus passive de l'activité la plus active.
Le problème comporte, d'autre part, et comme se produisant de par cette passivité poussée dans la Passion à sa dernière limite, l'idée d'expiation pour les autres, c'est-à-dire d'une substitution : l'identique par excellence, ce qui est non interchangeable, ce qui est l'unique par excellence, serait la substitution elle-même.
(…)
Je pense que l'humilité de Dieu, jusqu'à un certain point, permet de penser la relation avec la transcendance en d'autres termes que ceux de la naïveté ou du panthéisme ; et que l'idée de substitution – selon une certaine modalité – est indispensable à la compréhension de la subjectivité.
(…)
C'est sans doute Kierkegaard qui a le mieux compris la notion philosophique de transcendance qu'apporte le thème biblique de l'humilité de Dieu. La vérité persécutée n'est pas pour lui simplement une vérité mal approchée. La persécution et l'humiliation par excellence à laquelle elle expose sont des modalités du vrai. La force de la vérité transcendante est dans son humilité. Elle se manifeste comme si elle n'osait pas dire son nom, elle ne vient pas prendre place dans le monde avec lequel elle se confondrait aussitôt comme si elle ne venait pas d'au-delà. On peut même se demander, en lisant Kierkegaard, si la Révélation qui dit son origine n'est pas contraire à l'essence de la vérité transcendante qui par là affirmerait son autorité impuissante contre le monde, on peut se demander si le vrai Dieu peut jamais lever son incognito, si la vérité qui s'est dite ne devrait pas aussitôt apparaître comme non dite, pour échapper à la sobriété et à l'objectivité d'historiens, de philologues et de sociologues qui l'affubleront de tous les noms de l'histoire, qui réduiront sa voix de fin silence aux échos des bruits qui se lèvent dans les champs de bataille et les marchés, ou à la configuration structurée d'éléments sans sens. On peut se demander si le premier mot de la Révélation ne doit pas venir de l'homme comme dans l'antique prière de la liturgie juive où le fidèle rend grâce non pas de ce qu'il reçoit mais de ce fait même de rendre grâce.
(…)
Comment attendre d'un autre qu'il se sacrifie pour moi sans exiger le sacrifice des autres ? Comment admettre sa responsabilité pour moi, sans aussitôt me trouver, de par ma condition d'otage, responsable de sa responsabilité même. Être moi, c'est toujours avoir une responsabilité de plus.
L'idée de l'otage, de l'expiation de moi pour l'Autre, où se renversent les relations fondées sur la proportion exacte entre les fautes et les peines, entre liberté et responsabilité (relations qui transforment les collectivités en sociétés à responsabilité limitée) ne peut s'étendre hors de moi. Le fait de s'exposer à la charge qu'imposent la souffrance et la faute des autres pose le soi-même du Moi. Moi seul, je peux sans cruauté être désigné comme victime. Le Moi est celui qui, avant toute décision, est élu pour porter toute la responsabilité du Monde. Le messianisme, c'est cette apogée dans l'Être – renversement de l'être "persévérant dans son être" – qui commence en moi.
Emmanuel Levinas,Entre nous (Essais sur le penser-à-l'autre) : Un Dieu Homme ?
mercredi 30 décembre 2009
Un Dieu Homme ?
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