Le rôle des littératures nationales peut être ici très important. Non pas qu'on y apprenne des mots, mais on y vit "la vraie vie qui est absente" mais qui précisément n'est plus utopique. Je pense que dans la grande peur du livresque, on sous-estime la référence 'ontologique' de l'humain au livre que l'on prend pour une source d'informations, ou pour un 'ustensile' de l'apprendre, pour un manuel, alors qu'il est une modalité de notre être.
Cette "vraie vie qui est absente" en parlant des livres est d'un rafraîchissant si l'on pense au nombre de fois où le lecteur passionné s'entendra, dans sa vie, reprocher de préférer les livres à la "vraie vie" et ce, dès l'enfance, quand, plongé dans un livre, on s'entend intimer l'ordre d'aller "jouer dehors", puisqu'"il fait beau", comme si la lecture ne pouvait être qu'une façon utile de tuer le mauvais temps et a contrario un gaspillage de beau temps…
Ce sentiment que la Bible est le Livre des Livres où se disent les choses premières, celles qui devaient être dites pour que la vie humaine ait un sens, et qu'elles se disent sous une forme qui ouvre aux commentateurs les dimensions mêmes de la profondeur, n'était pas une simple substitution d'un jugement littéraire à la conscience du 'sacré'. C'est cette extraordinaire présence de ses personnages, c'est cette plénitude éthique et ces mystérieuses possibilités de l'exégèse qui signifiaient pour moi originellement la transcendance. Et pas moins. Ce n'est pas peu de choses que d'entrevoir et de sentir l'herméneutique avec toutes ses audaces comme vie religieuse et comme liturgie. Les textes des grands philosophes, avec la place que tient l'interprétation dans leur lecture, me parurent plus proches de la Bible qu'opposés à elle, même si la concrétude des thèmes bibliques ne se reflétaient pas immédiatement dans les pages philosophiques. Mais je n'avais pas l'impression, à mes débuts, que la philosophie était essentiellement athée et je ne le pense pas aujourd'hui non plus. Et si, en philosophie, le verset ne peut plus tenir lieu de preuve, le Dieu du verset, malgré toutes les métaphores anthropomorphiques du texte, peut rester la mesure de l'Esprit pour les philosophes.
À aucun moment la tradition philosophique occidentale ne perdait à mes yeux son droit au dernier mot; tout doit, en effet, être exprimé dans sa langue; mais peut-être n'est-elle pas le lieu du premier sens des êtres, le lieu où le sensé commence.
Emmanuel Levinas, Ethique et Infini.
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