Toutes les capitales européennes m'ont fasciné : elles sont les visages de pierre de l'Histoire. Londres, Prague, Paris, Rome, Athènes, Bucarest, Sofia, Madrid... Toutes, sans exception. Errer dans la littérature, c'est errer également dans les capitales et les grandes villes : le Paris de Balzac, de Hugo ou de Baudelaire, le Londres de Dickens, le Dublin de Joyce, la Rome de du Bellay, la Florence de Dante, la Venise de Thomas Mann, le Berlin de Döblin... Mais l'image la plus frappante de notre rapport aux villes, à nous Européens, je l'ai vue dans un film de Fellini, Roma, dans lequel des ouvriers creusant un couloir pour le métro découvrent soudain une galerie décorée des fresques antiques. Alors qu'ils contemplent, stupéfaits, les formes muettes aux gestes suspendus, sacralisées par le temps impalpable, l'oxygène s'engouffrant dans la cavité efface lentement les peintures, qui se dissolvent dans l'abîme dévorant de l'Histoire. Cette scène m'est restée pour toujours, par sa décomposition tragique, mais aussi par ce qu'elle faisait apparaître de nos capitales, sédimentées par le temps, accumulant plusieurs niveaux historiques, comme la ville de Troie superposait sept niveaux de ruines. Prague, le soir, dans les rues baroques illuminées, est un théâtre du XVIIº siècle qui n'attend qu'un carrosse et un bal masqué en longues traînes. En Italie, la plupart des villes s'enroulent dans le passé : Venise est un palais surgi de l'eau sur lequel défilent les licornes, les masques et les lentes génuflexions du carnaval, comme si le temps lui-même se diluait dans un rêve de soi. Entrer dans Rome, c'est entrer dans le bric-à-brac des époques, le désordre de kaléidoscope de la ville la plus riche qui soit, au point de laisser à l'abandon ses grands palais déserts, ses monuments en ruine, l'Histoire ployant à chaque coin de rue, ouvrant là le Ier siècle, là la Renaissance, là le baroque, puis s'échappant vers le XIXº et le XXº siècle, car Rome est la somme de tous les temps. J'ai employé des journées entières à me promener dans Paris et à sentir le poids du passé dans cette perfection géométrique qui est attaché à notre pays. Pas le désordre des siècles romains mais la netteté esthétique de notre classicisme, troué par des flèches fantastiques érigées dans le ciel, comme des envolées sombres du Moyen-Âge ou des gibets du mystère. J'ai rêvé sur les gargouilles de Notre-Dame, je suis passé sombre et silencieux sous la tour Saint-Jacques, j'ai été éberlué par des noms mirifiques, au mur des immeubles dans lesquels ils avaient vécu : Rousseau, Diderot, Hugo, Balzac, Verlaine, Baudelaire ou Rimbaud... Chacune de ces villes montre l'emprise de l'Histoire sur notre continent – œuvre multiple du peuple européen, peuple barbare poli par les siècles, ravagé en permanence par les guerres, les invasions, et toujours renaissant : l'enfer de Dante et le paradis. En même temps.
Berlin, ville détruite en 1945, n'est pas parée de ces prestiges immémoriaux. Elle est neuve. Mais sa nouveauté s'est mise à penser l'Histoire. C'est pour cela que Berlin est un concept. Alors que les autres villes sont l'Histoire, Berlin, qui n'a plus d'Histoire, la pense, la montre, la dévoile. Mais cette Histoire, ce n'est pas l'Antiquité ou le Moyen-Âge, c'est celle de la deuxième moitié du XXº siècle. Berlin pense la chute du continent européen. Berlin est notre cicatrice exposée au monde.
L'Origine de la violence , Fabrice Humbert.
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