"Sadrâ dit souvent de lui-même qu'il est le premier, celui qui inaugure la vraie philosophie de l'islam, et ce propos, fort courant chez nos philosophes, prend chez lui un accent de vérité qui nous touche. Mais ce commencement inaugural nous paraît être, aussi bien, un terme et un dernier mot. Certes, il y eut, du vivant de Sadrâ, et après lui, bien des penseurs qui ne pensèrent pas comme lui, et qui développèrent des propositions très originales. On songe à Qazî Sa'îd Qommî, par exemple, ou à l'ensemble des maîtres de ce qu'il est convenu d'appeler l'Ecole Shaykhie. Pourtant c'est lui, Mollâ Sadrâ, qui achève l'ontologie constitutive de l'islam, c'est lui qui la pense dans sa pureté systématique, de sorte qu'il détermine les problèmes et les réfutations qui feront vivre ses successeurs.Or ce geste métaphysique, pour illustrer la "renaissance" de la philosophie au temps des Safavides, n'en est pas moins un moment de conclure. Il serait absurde de prédire qu'il ne peut y avoir une philosophie de type nouveau dans le monde islamique, comme il est absurde de soutenir que la métaphysique est "achevée", au sens où son exercice ne serait plus valide. L'achèvement de la métaphysique, selon ceux qui le professent, ne signifie-t-il pas, d'ailleurs sa reprise transhitorique intégrale ? La fin empirique désigne la tâche d'un retour permanent, d'un pensée de ce qui s'est pensé. Je ne soutiens donc pas que Sadrâ interdit désormais tout nouvel essor de la philsophie en terre d'islam, ce qui, répétons-le, serait une pure sottise.On peut dire, cependant, qu'il offre à l'exégèse philosophique de la révélation coranique, dans l'équation du réel, de l'être et de l'Un, sa puissance maximale, celle qui lui permet de prendre place dans le système achevé des dispositifs de pensée de l'absolu, et cela au niveau d'une philosophie radicale de l'identité. Le réel conçu comme énergie infinie de soi-même, l'untié conçue comme origine et terme de la réalité, l'être conçu comme effectivité de l'étant : voici, pleinement déployée, l'ontologie de la lumière, dont les moments principaux furent l'édification systématique de la métaphysique par Avicenne, l'interprétation de l'être dans l'ontologie des lumières par Sohravardî, et enfin la synthèse sadrienne."
"La situation philosophique en islam eût, sans doute, été tout autre si deux événements capitaux n'avaient eu lieu : la marginalisation de l'admirable théologie ismaélienne après la tragédie d'Alamut, et l'intégration massive de la pensée d'Ibn 'Arabî à la philosophie shî'ite duodécimaine."
"Nous ne pouvons séparer l'essor de la métaphysique islamique, entendue comme système du savoir énonçant le réel de toute réalité, de l'événement que fut l'adoption des schèmes néoplatoniciens par les penseurs ismaéliens, au X° siècle. Cette décision ismaélienne est contemporaine de l'édification des systèmes de Farabî et d'Avicenne. Elle engendre un ensemble de thèses sur la nature du premier principe, sur l'instauration et l'émanation des existants, et ces thèses culminent en un apophatisme radical, dans une disjonction entre un réel qui n'est pas "être", qui n'est pas même "principe", qui n'est pas "un", si ce n'est en un sens paradoxal, tandis que ce qui est désigné comme le "principe", sans fondement en ce réel premier dont il est instauré pourtant de façon énigmatique, est pensé sous le concept de "premier instauré", ou "première Intelligence"."
"Il ne faut pas négliger, dans ce concert de doctrines, l'importance de Sohravardî, Shaykh al-Ishrâq (m. 1191). L'abondance des gloses rédigées par Mollâ Sadrâ sur le grand livre où Sohravardî a condensé sa "philosophie de l'illumination", Le Livre de la sagesse orientale, les confrontations répétées avec les autres ouvrages du Shaykh mis à mort sur ordre de Saladin, nous avertissent de ce que Sadrâ s'est vu contraint de penser dans le cadre métaphysique sohravardien, tout en contestant presque toutes les thèses de Sohravardî, ou en les repensant dans sa propre métaphysique de l'acte d'être. Or, le point de départ de Sohravardî, du moins en son oeuvre terminale, c'est l'équation du réel et de la lumière des lumières, identifiée elle-même à l'être nécessaire par soi. Le réel, l'être absolu, la lumière originaire et l'unité de l'être (wahdat al-wujûd) : tels étaient, dès lors, les concepts majeurs dont la métaphysique devaient accepter la fécondité problématique. Le problème du réel était bien devenu le problème de l'être."
Et alors ce passage réjouissant quand on nous corne sans cesse aux oreilles que la philosophie islamique s'est arrêtée avec Averroès (et donc de l'abandon de l'aristotélisme), en omettant déjà que le néoplatonisme c'était tout de même quelque chose : en Mollâ Sadrâ, il y a le dépassement des deux pensées, au sens où il y prend ce qu'il veut et, comme pour l'Ishraq, en fait sa propre cuisine :
"Que la question du réel se pense dans l'horizon de l'être nécessaire semble impliquer une victoire définitive de l'ontologie aristotélicienne. Mollâ Sadrâ n'est pas un péripatéticien au sens strict, mais il accomplit deux décisions aristotéliciennes : Dieu est acte pur, l'energeia est la vérité de l'être. Mais pour soutenir jusqu'à ses plus lointaines conséquences l'énergétique de l'être, il n'hésite pas à l'inscrire dans un cadre théorique où l'existant se hiérarchise selon des modèles platoniciens. La métaphysique de l'ismaélisme, que nous évoquions brièvement, est, elle, caractérisée par un schème inverse. L'apophatisme radical situe "Lui", l'ipséité inconnaissable ou plutôt le réel, au-delà de l'acte et de l'être, mais, en revanche, la conceptions des existants émanés est bien plus aristotélisante qu'il n'y pourrait paraître. Le schème sadrien, c'est l'ontologie achevée de l'islam, quand elle se résout à s'inscrire dans le "moment avicennien", pour penser le réel dans la scission et la réconciliation de l'essence.Nous avons encore trop souvent le sentiment que l'oeuvre d'Avicenne vaut ce qu'elle vaut dans le cadre d'une "tradition aristotélicienne", qu'elle modifie ou traduit un héritage, celui des commentateurs grecs, qu'elle joue enfin son rôle principal, voire unique, dans l'élaboration de questions qui s'épanouiront dans la transmission à la scolastique latine, dans le débat médiéval avec l'averroïsme, dans l'usage que feront les Docteurs occidentaux de la version latine du Livre de la guérison. Préjugé qui nous vient de Renan. Mais la puissance de l'avicennisme s'est manifestée en son propre avenir dans la philosophie islamique. L'avenir d'une pensée dit la vérité de cette pensée, tandis que l'histoire de ses sources en fixe l'exactitude. Les métamoprhoses d'une philosophie sont l'acte d'être effectif de cette philosophie, parce que la philosophie n'a pas d'histoire, mais exprime, dans le temps des systèmes, des schèmes dont la puissance à venir exprime la fécondité, c'est-à-dire l'aptitude à se transformer par égard au présent. Son "histoire", c'est celle des prises de parti dans le réel, qu'elle incarne et qu'elle engendre."
L'Acte d'être : La Philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Christian Jambet.
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