vendredi 22 août 2008

La Conquête du courage


The soldier boy, "On Duty". Lithograph by Currier & Ives, 1864. Library of Congress.


"M'man, je me suis engagé, avait-il dit sans trop d'assurance.
- Que la volonté de Dieu soit accomplie, Henry", répondit-elle à la fin ; et elle se remit à traire la vache pie.
Quand il s'était arrêté, sur le seuil, son uniforme endossé, et dans les yeux l'animation des espoirs indéfinis qui imposait presque silence à l'ardent regret du foyer, il avait vu deux larmes couler sur les joues pâlies de sa mère. Pourtant, elle l'avait déçu en ne disant rien de son retour avec ou sur le bouclier ; à part lui il s'était préparé à une scène de beauté, il avait arrondi certaines phrases qu'il croyait pouvoir utiliser pour un effet attendrissant ; mais les paroles de sa mère détruisirent tous ses plans. Elle continua tout bonnement à éplucher des pommes de terre d'un air bourru et lui parla comme suit :
"Fais attention, Henry, aie l'oeil autour de toi pendant toutes ces affaires de bataille ; fais attention et prends bien soin de toi ; ne t'imagine pas que tu vas pouvoir ne faire qu'une bouchée de l'armée rebelle, comme ça, tout de suite, parce que c'est toi. Tu n'es, au juste, qu'un petit gars au milieu d'un tas d'autres et il faut que tu te tiennes tranquille, et que tu fasses ce qu'on te dira. Je sais bien comme tu es, Henry ! ... Je l'ai tricoté huit paires de chaussettes, et j'ai mis dans ton sac tes plus belles chemises, parce que je veux que mon garçon soit aussi bien nippé que n'importe qui à l'armée, et chaque fois qu'il y aura des trous, je veux que sans tarder tu me les renvoies pour que je les reprise... Et puis, prends bien garde de bien choisir tes fréquentations ; tu verras un tas de mauvais drôles, Henry ! L'armée les débride car ils n'aiment rien tant que de s'amuser à faire mal tourner un jeune gars comme toi, qui n'a jamais quitté son chez-soi, qui a toujours eu sa mère... et ils t'apprendront à boire et à jurer. Tiens-toi à l'écart de ces gens-là, Henry, je veux que tu ne fasses jamais rien, mon fils, que tu aurais honte que je sache. Figure-toi que je suis toujours là qui te vois. Si tu gardes cette idée dans ta tête, je suis persuadée que tu t'en tireras aussi bien qu'un autre. Il faut sans cesse te rappeler ton père, mon petit, et te souvenir qu'il n'a jamais pris une goutte de liqueur de sa vie et qu'il n'a jamais prononcé un vilain juron... Je ne vois pas ce que je puis te dire de plus, Henry, excepté, peut-être, qu'il ne faudra jamais flancher à cause de moi, mon gars, et que s'il arrivait que tu aies à choisir entre te faire tuer et quelque chose de pas bien, alors, Henry, ne pense jamais qu'à ce qui est bien, parce qu'il ne manque pas de femmes qui sont forcées d'endurer de cruelles afflictions, par le temps qui court, et le Seigneur a soin de nous tous ! N'oublie pas ce que je t'ai recommandé pour les chaussettes et les chemises, mon petit, et j'ai mis une calotte de framboises confites dans ton paquet, parce que je sais que tu les aimes mieux que tout. Au revoir, Henry, ouvre l'oeil et sois un bon gars."

"La nuit venue, la colonne se fragmenta en régiments qui entrèrent dans les champs pour y dresser leur campement. Des tentes surgirent comme une étrange végétation ; des feux nombreux s'épanouirent rouges, comme une floraison magique diaprant la nuit."

"Quand la nuit revint, les colonnes, transformées en longues trainées violettes, enfilèrent deux ponts de bateaux. Un grand feu teintait d'une lueur vineuse les miroitements de l'eau ; ses rayons, se reflétant sur la masse mouvante des troupes, éclataient çà et là en éclairs d'argent ou d'or. Sur l'autre rive, une chaîne de collines sombres et mystérieuses s'incurvait contre le ciel ; la voix des insectes nocturnes montait, solennelle."


Stephen Crane, La conquête du courage.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.