samedi 12 juillet 2008

Alexandrie


"Je pense à tous ces êtres, à tous ces lieux en Afrique, dans cet élément peu familier, comme des hommes presque tropicaux, vaincus par un monde où le compromis est roi. Je les vois recouvrant chaque jour de leurs actes, leurs chants et leurs poèmes tout le monde vaincu des actes et des pensées, dans un petit univers personnel : un univers grec. A l'intérieur de ce monde où les îles gisent enfouies dans la fumée, où les cyprès poussent sur les tombes, ils savent qu'il n'y a rien à dire. Qu'il faut s'exercer à la patience. La patience, l'endurance et l'amour. Quelques-uns d'entre nous ont quitté la scène ; certains ont vu leur amour mué en bile noire par le malheur auxquels ils ont assisté. Nimiec est mort dans une boite de nuit à Athènes. Spiro est mort dans sa maison aux murs tapissés de vigne. Théodore, dans l'armée britannique en Italie, ponctue le silence par des lettres bien caractéristiques commençant toutes par ces mots : "Vous rappelez-vous ?" Zarian est à Genève. Son silence est absolu. Caroline, Mitsu, Rosemary sont au Caire. Le Comte est quelque part dans les montagnes de l'Epire - philosophe aux poches bourrées de dynamite. Bocklin est sur le front russe. La maison blanche a été bombardée ainsi que le bateau. L'histoire, avec ses changements douloureux et inattendus, ne s'apitoie ni ne se rappelle ; la pitié, le souvenir, c'est là notre fonction.

Le jour de la déclaration de la guerre nous nous tenions sur le balcon de la maison blanche sous une pluie verte qui tombait des entrailles du ciel sur la surface vitreuse du lagon. Nous détruisions des papiers et des livres, vidions les placards et empaquetions nos vêtements, absorbés tous deux dans le coeur intérieur du sombre cristal, et pas encore conscient d'une séparation.

En avril 1941, étendu sur le pont entièrement plongé dans l'obscurité d'un caïque passant au large de Matapan en route vers la Crète, je me remémorai cette pluie verte sur un balcon blanc, à l'ombre de l'Albanie ; j'y songeais avec un regret si voluptueux et si profond qu'il n'éveillait aucune émotion. Vu à travers le prisme déformant du souvenir le passé avait des couleurs si enchanteresses que la pensée elle-même serait indigne de lui. Nous n'en parlons jamais, car nous lui avons échappé : la maison en ruine, le petit cotre noir fracassé. Je pense seulement que le sanctuaire avec ses cyprès noirs et le petit creux de rochers où nous nous baignions doivent subsister. Visité par les lourds brouillards d'été le paysage tremblant doit rester immobile tout au long des après-midi, rougeoyant et changeant comme une aquarelle chinoise où la lumière du ciel semble couler. Mais toutes ces pages écrites à la hâte ne peuvent faire revivre qu'une toute petite fraction de ce passé."

Lawrence Durrell, L'île de Prospero.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.