jeudi 12 juin 2008

Malâmatiyya


"Pour 'Attâr (texte persan de la Tadhkirah, p. 114), Dhûl-Nûn était le chef de file des "hommes du blâme" (alh al-malâma), et, presque deux siècles avant lui, Hujwirî (Kashf al-mahjûb, p. 100) avait dit : "Il a marché sur le sentier de l'affliction et il a voyagé sur la route du blâme." Par ailleurs, il convient de noter que le nom de Dhû-l-Nûn ne figure pas dans les "chaînes initiatiques" (asnâd, salâsil, cf. Junayd, Enseignement spirituel) des soufis. Cette question de l'appartenance de Dhû-l-Nûn au groupe des Malâmatiyya ou Malâmiyya est difficile à trancher, car les critères diffèrent, selon que l'on considère la réalité historique d'un mouvement né au Khurâsân et lié à celui de la futuwwa (sous sa forme initiale, non encore corporative), ou qu'on se base sur les caractéristiques énoncées par Sulamî dans son Epître des Malâmatiyya (publiée avec une excellente introduction par 'Afîfî), ou encore que l'on s'appuie sur la définition qu'en a donnée Ibn 'Arabî à plusieurs reprises dans les Futûhat (chapitres 23, 73 et 309). Sulamî et Ibn 'Arabî partagent les Musulmans en trois catégories : ceux qui ne connaissent que l'aspect extérieur de la religion et qu'Ibn 'Arabî appelle les 'ubbâd, c'est-à-dire les adorateurs de Dieu pouvant renoncer au monde, les "soufis" qui sont gratifiés des expériences intérieures et des charismes, et malâmatiyya, dont les deux maîtres sont d'accord pour dire qu'ils sont supérieurs aux "soufis". Pour Sulâmî, cette supériorité est celle de la sainteté cachée sur la sainteté apparente, et il utilise la célèbre comparaison de Muhammad et de Moïse (cf. René Guénon, "Le masque populaire", Etudes traditonnelles, 1946, p. 157) : "L'état du malâmatî ressemble à l'état du Prophète, lequel fut élevé aux plus hauts degrés de la proximité divine, mais qui, lorsqu'il revint vers les créatures, ne parla avec elles que des choses extérieures, de telle sorte que de son entretien intime avec Dieu, rien ne parut sur sa personne", tandis que l'état du soufi "ressemble à l'état de Moïse, dont personne ne pouvait regarder la figure après qu'il eut parlé avec Dieu."


Stupéfiante critique du soufi, "homme du nafs", soit l'âme charnelle ou passionnelle, par le malâmatî, "l'homme du qalb", le coeur ; parce que c'est justement le nafs que le soufi est censé envoyé promener, afin que son coeur se fasse enfin réceptable à la révélation. Or pour le malâmatî, tous ne sont "doués" d'un coeur. Conclusion : qu'est-ce qu'ils s'envoient entre eux ! "prétentieux", "psychiques", "sans coeur", etc.


"Ibn 'Arabî reprend un certain nombre de reproches formulés par Abû Hafs, un maître malâmatî cité par Sulâmî, à l'adresse des disciples des soufis, et il se montre même encore plus sévère, en utilisant l'expression "ce sont des prétentieux", et leurs maîtres sont des "psychiques" (ashâb nufus). L'on se souviendra que pour Ibn 'Arabî les "spirituels", (al-qawm, al-tâ'ifa) sont des "hommes doués d'un coeur" (ashâb al-qulub). On serait tenté de faire un rapprochement avec Paul, l'Epître aux Corinthiens, 2, 14-15, et avec la gnose des Valentiniens (Simone Pétrement, Le Dieu séparé, pp. 273-275). Les maîtres malâmatî recommandaient fortement à leur disciples de "cacher leurs états spirituels et leurs charismes" (kitman al-ahwal wa-l-karâmât), afin d'éviter le danger de l'ostentation (riyâ' ; considération de soi et d'autrui), et de tenir constamment en suspicion leur âme (ittihâm al-nafs)."


"Ajoutons enfin que l'une des qualités de Dhû-l-Nûn, "l'élégance" (zarf : mélange d'abnégation et d'humour), qu'Ibn 'Arabî se plaît à souligner, se ratatche également aux principes des malâmatiyya ; elle se manifeste chaque fois que Dhû-l-Nûn fait à ses disciples le récit d'une rencontre où il a reçu une sévère leçon, se faisant qualifier de battâl (homme vain, de peu d'intelligence et de peu de foi), généralement par une sainte femme, sachant très bien que ce récit sera répété !"


Ce qui est amusant, c'est le répertoire des noms d'oiseaux dont on gratifie Dhû-l-Nûn, que ce soit Dieu ou les vieilles femmes : Battâl (qui veut dire aussi champion, ou mercenaire, aventurier) ou Ayyâr, qui est brigand, insolent, bandit de grand chemin, mais aussi chevaleresque truand. A chaque fois, ces deux adjectifs peuvent avoir deux sens, un péjoratif, un louangeur.


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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.