"Au moment où il allait quitter la minuscule boutique, il remarque à sa gauche un petit tourniquet en acier et dans les cases duquel des cartes postales représentaient le stade dans son ensemble, ou dans ses détails. Il eut l'idée d'en acheter une, sachant pertinemment que ce dimanche 26 mai 1957 allait être une date marquante dans sa vie et pensa envoyer une de ces cartes à sa mère. Il se retourna vers le tourniquet, fit quelques pas, et quand il fut à portée de main des bristols coloriés, se mit à faire tourner le support mobile. Son oeil fut attiré par une carte représentant une statuette debout sur un piédestal et représentant un athlète brandissant une coupe. Il fut intrigué. Prit la carte postale et regarda au dos. Machinalement, il lut cette inscription gravée sur fond blanc, dans le coin gauche en bas :
Socle d'un brûle-parfum étrusque :
VAINQUEUR DE COUPE AUX PIEDS AILES.
BRANDISSANT SON TROPHEE.
Début du V° siècle avant Jésus-Christ.
Bronze. Hauteur 18,7 cm.
Plus bas, une autre inscription en caractères beaucoup plus petits : "Du 7 Garamond, certainement", se dit-il, parce qu'il avait travaillé quelques semaines dans une imprimerie clandestine de l'Organisation :
Bibliothèque nationale.
Monnaies, médailles et antiques.
En haut à droite de ce dos de carte postale un petit rectangle désignait l'emplacement du timbre. Au milieu, trois lignes étaient situées à égales distances et avec le même intervalle. Puis une dernière, imprimée comme les autres avait une longueur qui représentaient les deux tiers des trois lignes précédentes. Les quatre lignes servaient, bien sûr, à écrire l'adresse, la dernière devant porter certainement le nom du pays de destination. Il n'avait jamais prêté attention auparavant à de tels détails, si insignifiants, voire futiles et mêmes puérils. Mais il se fit la remarque à lui-même, s'étonnant qu'on dessinât ainsi l'emplacement du timbre et qu'on délimitât une ligne pour le nom et le prénom du destinataire, une autre pour le numéro et le nom de la rue, une troisième pour le nom de la ville et enfin une quatrième et dernière plus petite pour le nom du pays. Se disant : "Mais ils sont fous de perdre leur temps et leur encre, pour tracer ce rectangle et ces quatre lignes... Même un enfant qui vient d'apprendre à écrire peut s'en passer. ça doit être une séquelle de l'analphabétisme qui sévissait il n'y a pas longtemps encore dans le pays et qu'ils exportent maintenant vers leurs colonies... Ce n'est pas possible... Non vraiment ! Ils se moquent du monde..." Du coup intrigué, il change la position de la carte, attiré par une inscription encore plus fine que celle des deux dernières lignes situées à gauche de la carte, mais cette fois-ci, les caractères s'étirent transversalement :
© PHOT. BIBLIOTHEQUE NATIONALE. IMPRIMERIE TARDY QUERCY. CAHORS. FRANCE.
Lui se disant : "ça, ça doit être du 5 Garamond. A coup sûr !" tout en tournant le dos de la carte postale dans tous les sens, fasciné par le rectangle, se demandant s'il allait vraiment l'acheter, et d'abord si la vieille dame grincheuse avait bien des timbres-poste à vendre. Puis retournant la carte dans le sens du recto, il lit à nouveau l'inscription indicative, sans regarder la statuette elle-même, comme s'il se réservait ce plaisir pour plus tard :
Socle d'un brûle-parfum étrusque :
VAINQUEUR DE COUPE AUX PIEDS AILES.
BRANDISSANT SON TROPHEE.
Début du V° siècle avant Jésus-Christ.
Bronze. Hauteur 18,7 cm.
Bibliothèque nationale.
Monnaies, médailles et antiques.
Il siffle entre ses dents. Lève les yeux. Se rend compte que la vieille tricoteuse de l'a pas lâché du regard tout en tricotant avec agilité, avec une certaine diligence et un air renfrogné, voire soupçonneux. Il fait semblant de ne pas se rendre compte qu'elle le regarde, sifflote de plus belle entre ses lèvres : "ça alors. Cinq siècles avant Jésus-Christ. Donc onze siècles avant Mohammed. ça alors. Ils avaient des athlètes..." Le mot ETRUSQUE le gêne. Il voudrait mettre un nom géographique mais ne sait pas. Il sent que c'est en Europe, le sud de l'Europe. Finit par dire : Bulgarie (ce n'est que plus tard après sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité qu'il se rendra compte de sa méprise en lisant, par hasard un jour, un livre sur la civilisation étrusque. Elle était née pas très loin de Rome et venait, selon certains, de Sicile, voire de quelque comptoir carthaginois... Carthage qu'il avait visité lors de son périple, à la recherche des mosquées les plus célèbres de l'Islam. La Zitouna. Les Omeyyades. El Azhar et La Quaraouine... confondant certainement art étrusque et art thrace). Puis toujours sifflotant, sa main gauche enfouie dans la poche de son veston, le paquet de Bastos entre l'auriculaire et l'annulaire, la carte elle, prise entre l'index et le pouce, et le majeur pointant, sans qu'il fasse exprès, vers la vieille le regardant impavide et bougon, se disant : "Elle aussi, j'aurais l'occasion de la voir si je m'en tire... Elle viendra témoigner au procès. Le chauffeur de taxi aussi. Elle demandera ma tête évidemment, dira même que je suis partie sans payer et qu'elle a dû me rappeler évidemment." Puis, finalement, il se décide à regarder la sculpture qui se dégage, bronze effrité par les stigmates du temps sur fond bleu ciel. Le socle est une petite tablette en bois épais, avec des pieds recourbés et trois battants, deux parallèles aux pieds et un, perpendiculaire aux deux autres. La statuette représente un jeune homme complètement nu à l'exception des pieds chaussés de brodequins et des bras portant chacun un bracelet, à l'articulation entre l'avant-bras et le bras lui-même. Le corps est trapu, avec des cuisses puissantes et un buste très mince. La tête porte une coiffure tressée court. Le visage est vide d'expression. La main gauche tend la coupe plutôt banale. Le jeune homme se tient les bras écartés triomphalement et la jambe gauche pliée, avec la césure de l'articulation du genou nettement dessinée. Entre les cuisses apparaît le pénis comme une excroissance ridicule dans cette cathédrale de muscles. Et lui se disant alors : "Si j'envoyais cette carte à ma mère, elle en tomberait folle de stupéfaction et serait choquée ! C'est pas la peine. Mais je me l'achète pour moi-même. Au moins, ça veut dire quelque chose, tandis que toutes les autres cartes, avec des reproductions représentant l'architecture du stade ou les joueurs, sont très laides et ne portent aucun symbole en elles. Vainqueur de coupe aux pieds ailés. Je me l'achète. Je mérite bien ça... Avec tout ce qui m'attend." Il revient vers le comptoir. La vieille femme ne lève pas les yeux, et dit : trente francs. Il les dépose devant elle. Sort. Rejoint les gradins. Tout en marchant, il met son paquet de cigarettes dans sa poche droite, avec un petit frémissement de désir refoulé, volontairement, sort son portefeuille de la poche arrière de son pantalon et glisse la carte avec la statuette étrusque entre les volets de cuir."
Cette carte, que l'on retrouve tout le long du livre, j'avais été la prendre au Cabinet des médailles, sans être sure qu'elle y soit, au cas où. Elle y était. J'avais visité le Cabinet, et sans doute j'ai vu le vainqueur de coupe, mais je ne me souviens bien, après toutes ces années, que de la carte postale. Que j'ai glissée en marque-page dans le roman, et qui n'en est jamais sortie, et voilà vingt ans après, qu'en ouvrant le livre une fois de plus je la voie encore, et que le refermant je vais l'y laisser.
Le vainqueur de coupe, Rachid Boudjedra.
Merci pour cette belel photo de la carte, j'ai lu le roman mais je découvre seulement aujourd'hui la statuette en question.
RépondreSupprimerNazim