"Comme Kaltenbrunner ne pouvait me recevoir avant le soir, je m'installai dans un coin sur une chaise et repris ma lecture de L'éducation sentimentale, qui avait encore souffert du passage de l'Oder, mais que je tenais à finir. Kaltenbrunner me fit appeler juste avant que Frédéric ne rencontre Madame Arnoux pour la dernière fois ; c'était frustrant. Il aurait pu attendre un peu, d'autant qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait faire de moi."
"La seconde semaine d'avril, l'orchestre philharmonique donna un dernier concert. Le programme, exécrable, était tout à fait dans le goût de cette période - le dernier aria de Brünnhilde, le Götterdämmerung bien entendu, et pour finir la Symphonie romantique de Bruckner - mais j'y allai quand même. La salle, glaciale, était intacte, les lustres brillaient de tous leurs feux, j'aperçus Speer, de loin, avec l'amiral Dönitz dans la loge d'honneur ; à la sortie, des Hitlerjugend en uniforme munis de paniers offraient aux spectateurs des capsules de cyanure : cela me tenta presque d'en avaler une sur place, par dépit. Flaubert, j'en étais sûr, se serait étouffé devant un tel étalage de bêtise."
"Nous passions presque tous les soirs à L'Adlon, où le maître d'hôtel, solennel et impassible, nous accueillait en queue-de-pie pour nous faire introduire dans le restaurant illuminé et nous faire servir, par des garçons en frac, des tranches violettes de chou-rave dans des assiettes en argent."
"Nous redescendîmes au salon. Il me servit encore un verre et trinqua avec moi. "ça ne sera pas sans risques, dit-il en riant. Mais qu'est-ce qui l'est ? On s'est bien sortis de Stalingrad. Il faut être malin, c'est tout. Tu sais qu'il y a des types de la Gestapo qui cherchent à se procurer des étoiles et des papiers juifs ?" Il rit encore. "Ils ont du mal. Il n'y en a plus beaucoup sur le marché."
"Les petits fanatiques de la "Leibstandarte" sortaient les soldats blessés des caves pour les exécuter. Partout, des vétérans fatigués de la Wehrmacht, des civils récemment appelés, des gamins de seize ans décoraient, le visage violacé, lampadaires, arbres, ponts, voies aériennes du S-Bahn, tout endroit où l'on peut accrocher un homme, et avec toujours l'invariable panneau au cou : JE SUIS ICI POUR AVOIR QUITTE MON POSTE SANS ORDRES. Les Berlinois avaient une attitude résignée : "Plutôt que de me faire pendre, je préfère croire à la victoire."
"ça et là on avait accroché des drapeaux à croix gammées sur les ruines, ou de grandes pancartes d'une ironie que j'espérais inconscientes, comme celle qui dominait les décombres de la Lützowplatz : NOUS REMERCIONS NOTRE FÜHRER POUR TOUT. DR. GOEBBELS. Le coeur, à vrai dire, n'y était pas."
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