vendredi 10 août 2007

D'autres que moi diront quel est ce lieu où j'ai vécu

Saisie par le sentiment, la nostalgie gnostiques qui court dans toute l'oeuvre de Jean Tardieu, qui est exprimé de la façon la plus évidente dans Confessions d'une personne seule, ou Formes, figures et mouvements, ou Abus de confiance, mais pas seulement :

"QUEL EST CE LIEU OU J'AI VECU ?
Je ne sais où, - c'était un lieu mobile dans le temps, - j'ai traversé de grands espaces, fournis de formes animées.

J'étais dans la clarté, dans les ténèbres. Je marchais. Je voyais. J'entendais. J'interrogeais ce monde inconnu et fragile, traversé de prodiges, de points brillants accrochés au silence, de grondements obscurs, de passages irrités. J'oscillais entre l'horreur et la joie, car tantôt mes regards se heurtaient à des murs, tantôt mes pas heureux se posaient sur de riants abîmes.

J'aimais ces lueurs vertes, ces taches d'ombre qui dansent dans le jour, en même temps que parvient jusqu'à nous le frôlement d'un souffle, accompagné de cris fugitifs et paisibles. C'est alors que chacun renonce à émouvoir ce Masque étranger, aux paupières mi-closes, suspendu très haut sur nos fronts, qui nous observe et se tait. L'heure passe et il semble que toute la souffrance de ce séjour à la dérive veuille se racheter par l'innocence d'un instant...

Mais c'est en vain ! Ma cruauté couve au coeur de l'oubli. Des menaces rougeoient. L'étendue s'embrase, s'adresse à elle-même des reproches assourdissants. Des lueurs brèves ! Des ordres venus de très loin ! Le sol tremble. Un froid liquide parcouru de flammes violettes engloutit notre frêle horizon. Dites ! Quel crime ai-je commis ? Qui m'a condamné ? Quels supplices m'attendent ? ...

Mais à qui donc s'adressent nos questions, si ce n'est à nous-mêmes ? Quand verrons-nous enfin, dans le fracas d'une soudaine réconciliation, apparaître au fond de l'azur, au-delà de toutes les cimes et de tous les siècles, notre propre Visage, où veille un ancien sourire à demi-effacé ?

D'autres que moi diront quel est ce lieu où j'ai vécu, près des sources murées, des édifices détruits, des voix errants sans écho, entre le feu et la cendre, entre mémoire et avenir."


"A ce moment, je sortis. L'air était diaphane et songeur. Il respirait pour moi, il me portait. Je me mouvais dans la matinée avec une miraculeuse aisance. Et de toutes parts, j'entendis de nouveau la voix grave qui venait à moi, disant : accepte !... Je levais les yeux et vis qu'il était l'heure de vivre. Mes muscles jouaient sous ma peau comme ceux d'un animal plein de force. Je reconnaissais mes amis, les grands acteurs du monde, les Eléments, toujours atatchés à leur rôle, mais il me sembla, cette fois, que leurs gestes plongeaient dans une nuit prodigieuse. Comme si j'étais entouré d'une énorme conspiration dont je faisais partie moi-même, j'eus l'impression que j'assistais, de l'intérieur, à la formation du monde, et que la nuit qui mugissait autour de moi, loin de me trahir, me portait. Je comprimai les battements de mon coeur, tant ma joie était grande d'étendre par-delà les choses créées cette communication dont j'avais eu la révélation dès les premières années de mon enfance !...

Obscurité du jour, je t'admets sans crainte et sans regret. Ton sang noir coule dans mes veines et tu te mêles aux ténèbres de ma propre intelligence. Sur ce fleuve d'encre brille le sel étincelant des choses. Je descends avec lui, son flot m'emporte lentement, tandis qu'une forme voilée me pleure sur la rive. Je ne suis pourtant pas à plaindre : je suis, au fond du sombre azur, un bienheureux naufragé qui s'éloigne et se tait."
Mémoires d'un orphelin.

"Au-delà de toute vie et de tout déclin, de toute présence et de toute absence, de tout salut et de toute perdition, au-delà même de toute parole, une réconciliation avec ce qui nous dépasse et nous dévore, la fusion, le retour des êtres séparés, dans l'unité et la paix originelles."
La Voix.


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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.