mercredi 24 décembre 2008

Le fourbe ne nous fait pas honneur


"Il y a du vrai dans cette doléance universelle des hommes et des femmes qui se prétendent méconnus : à les en croire ils vaudraient toujours mieux que leur métier, n'auraient pas le bonheur auquel ils ont droit, ni une importance en rapport avec leurs aptitudes, etc... A la lettre cela est rarement vrai, car je tiens qu'en règle générale les hommes sont tout ce qu'ils pouvaient être. Mais, du point de vue métaphysique, cela signifie que leur ipséité est toujours au-delà. C'est un fait que la méconnaissance étiole, comme la haine qu'on nous porte nous aigrit ; que de rester incompris, ou de n'être jamais cru développe en nous, comme dans le Petchorine de Lermontov, l'envie de tromper ceux-là qui nous soupçonnent. Et de là une espèce de sournoiserie farouche qui est parfois tout près de la pudeur. Mais l'inverse n'est pas moins vrai, et si la méfiance appelle la tromperie, la confiance, faisant boule de neige, induit en l'autre comme un zèle de s'en montrer digne, c'est-à-dire se redouble et justifie elle-même par une franchise, qui, étant son effet ou postulat, devient sa cause. C'est donc bien le lieu de le dire, il y a des fourbes autour de nous et cela ne nous fait pas honneur. A chacun des menteurs qu'il a mérités et qui lui renvoient fidèlement son image, comme au consommateur peu exigeant les médiocres spectacles renvoient fidèlement l'image de sa vulgarité et de son mauvais goût. Même indignement trompée par des ingrats, la dupe a toujours tort ; ou plutôt tout le monde a un peu tort en cette affaire. Le bon usage du mensonge, ce sera, et pour tout le monde - car il n'y a certes pas d'innocents, mais seulement des prévenus - ce sera l'examen de conscience générale, l'invitation au recueillement et à la profondeur. Vous demandez : à qui la faute ? Au trompeur, mon Dieu, qui par légèereté a choisi la solution facile, mais aussi à notre frivolité, à notre refus de comprendre, à notre manque d'intérêt humain. Un peu de sérieux, une marque de sympathie de notre part obtiendraient vite cet aveu que toutes nos instances n'extorqueraient jamais. C'est donc la sécheresse de l'un qui a conduit l'autre là où il est, en dégradant la conscience prête à s'ouvrir. En définitive, ils se valent tous, et nous récoltons ce que nous avons mérité grâce à notre répugnante paresse et à notre égoïsme. Nous avons glacé l'amour et découragé l'élan de la franchise. Parce que les hommes sont secs, mesquins, conventionnels, et aussi prétentieux que pauvres en ressources, le jeu normal de l'expression s'est trouvé faussé, et nous ressemblons maintenant aux folles horloges de l'Heure espagnole qui sonnent n'importe quoi toutes les heures. Ainsi donc, que chacun cherche de son côté, au lieu d'accuser la lune et l'incurable étroitesse de son prochain ; que chacun, pour son propre compte et par devers soi, s'efforce vers ce sérieux de l'existence que submerge à l'ordinaire le flot de nos bavardages. La cause fondamentale du mensonge est le manque de générosité, et la générosité seule, parce qu'elle est la source de l'existence retrouvée, nous fera innocents et transparents comme au premier matin du monde."

Vladimir Jankélévitch, Philosophie morale, Du Mensonge.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.