mercredi 31 janvier 2007

Henry V




Une de mes pièces préférées et avec Kenneth Branagh, qui est à y penser le seul blond dont je sois tombée amoureuse. Kenneth parfait dans la peau du Prince Hal, qui réussit à le rendre tel qu'il est tout au long de la pièce, irritant, cabotin, jeune arrogant à la fois persuadé que s'il faut être roi, ce n'est pas pour être un roi médiocre, et en même temps hanté par la peur d'échouer, de se tromper, d'être désavoué par Dieu. Tout du long, il ne cessera de guetter les signes de victoire ou d'échec et surtout de ce qui le désigne comme ayant le droit pour lui ou non.



"May I with right and conscience make this claim?"
Quand il apparaît de façon spectaculaire comme sortant de la nuit, émergeant d'une lumière blanche, comme une seconde naissance après avoir tué le Prince Hal en lui (même si ce bad boy là se rappelle à son souvenir avec ses anciens compagnons) on voit en lui un jeune homme poupin, la bouche pincée et butée sur "son bon droit", les yeux froids d'une poupée de porcelaine, impassible, pâlissant seulement de colère à s'entendre traiter par le Dauphin comme le gamin qu'il est.

We are glad the Dolphin is so pleasant with vs,
His Present, and your paines we thanke you for:
When we haue matcht our Rackets to these Balles

Et la musique de Doyle à ce moment sonne comme quelques coups de trompettes sinistres avant un tournois de mauvais augure. Il est sûr à ce moment que le roi goûte peu l'humour le concernant, et pour qu'on en ait aucun doute, nous voilà transporté au chevet de Falstaff mourant. Voilà le rire et la bouffonnerie se meurent et les hommes vont à la guerre, car
The King is a good King, but it must bee as it
may: he passes some humors, and carreeres

Passons rapidement sur la conjuration des traitres et leur défaite, c'est juste un moyen pour Henry d'envisager sa future solitude, lui qui a renié ses amis et qui se voit trahi à son tour. La solitude glacée dans une campagne de pluie et de sang, ses regards affolés et fuyants quand il craindra de lire dans les yeux de ses frères et capitaines le reproche d'une expédition qui pourrait être désastre va être posée en contraste avec la bonne amitié qui lie Pistol, Nym, Bardolph et le jeune garçon, leurs larmes autour de Falstaff et le rêve tendre de sa venue en paradis :

Nay sure, hee's not in Hell: hee's in Arthurs
Bosome, if euer man went to Arthurs Bosome: a made a
finer end, and went away and it had beene any Christome
Childe: a parted eu'n iust betweene Twelue and One, eu'n
at the turning o'th' Tyde: for after I saw him fumble with
the Sheets, and play with Flowers, and smile vpon his fingers
end, I knew there was but one way: for his Nose was
as sharpe as a Pen, and a Table of greene fields.

Mais voilà Harfleur et ce qui menace d'être la première défaite. La caméra insiste à chaque fois sur le visage crispé, comme convulsé par un tic de dépit, de rage, du roi qui devant ces murs qui le repoussent se prend à douter. Il se peut qu'Harfleur lui signifie le désaveu de sa chance, de ses droits sur la France. Et alors comme un coup de bluff, rageur, il hurle le programme qui sera sans merci de cette campagne, menace d'égorger femmes, enfants, de raser sans pitié ni prisonniers la cité qui refusera de se soumetttre, c'est déjà une guerre moderne tout ça, pas de prisonniers, intimidation des civils, tout y est.

why in a moment looke to see
The blind and bloody Souldier, with foule hand
Desire the Locks of your shrill-shriking Daughters:
Your Fathers taken by the siluer Beards,
And their most reuerend Heads dasht to the Walls:
Your naked Infants spitted vpon Pykes,
Whiles the mad Mothers, with their howles confus'd,
Doe breake the Clouds; as did the Wiues of Iewry,
At Herods bloody-hunting slaughter-men.
What say you? Will you yeeld, and this auoyd?
Or guiltie in defence, be thus destroy'd.


A ce moment oui, Branagh rend le roi antipathique à souhait,jeune tyran cruel et furieux qu'on lui résiste, qui cache par ses éclats de rage les défaillances de ses troupes et de son commandement. Mais il va bientôt grandir le jeune poupin, quand on voit les troupes autour de lui tituber et piétiner la boue, quand les cavaliers battus par la pluie avancent sans rien y voir dans tous ces paquets d'eau. Froid, faim, hantise de voir la discipline partir en floche, et alors une des scènes qui le fait pleurer une dernière fois le Prince Hal, l'exécution de Bardolph. Ce regard terrible, inoubliable entre les deux, le condamné et le roi qui le condamne, tandis que passe en flash-back une des scènes de taverne qui disait bien que Henry finirait par tuer Hal et le roi pendre les voleurs. Le regard de Bardolph, calme, presque résigné, avec quelque chose d ela philosophie de Falstaff quand on lui passe la corde au cou, sans qu'il quitte le roi des yeux. Et celui là qui pleure et qui devient alors sympathique, en tous cas émouvant, pour la première fois depuis le début, et ça ne fera qu'augmenter. Car ce sont de vraies larmes que Branagh réussit à tirer à Henry, pas celles qu'un exécuteur trouve toujours à verser sur lui-même quand il doit tuer ceux qui lui sont chers, en leur demandant presque de pleurer sur son triste sort, non le chagrin éclate vraiment dans cette physionomie, et là c'est à la fois Hal et Henry qui pleurent et à partir de là le roi va commencer de grandir.
Il y a les belles scènes de nuit du camp. Le roi caché, comme dans toutes les légendes où le souverain part la nuit errer parmi ses sujets et se fait entendre de leur bouche ses quatre vérités
Now entertaine coniecture of a time,
When creeping Murmure and the poring Darke
Fills the wide Vessell of the Vniuerse.
From Camp to Camp, through the foule Womb of Night
The Humme of eyther Army stilly sounds;
That the fixt Centinels almost receiue
The secret Whispers of each others Watch.
et c'est alors pour Henry le seul moment où visage dissimulé, il va parler à Pistol, sans que ce dernier le reconnaisse, et entendre de sa bouche l'amour indéfectible :
>
The King's a Bawcock, and a Heart of Gold, a
Lad of Life, an Impe of Fame, of Parents good, of Fist
most valiant: I kisse his durtie shooe, and from heartstring
I loue the louely Bully.
Et puis la discussion entre le roi, Bates et Williams sur la justesse de la guerre, et de la cause, et la prière quand le roi seul, en larmes, après avoir écarté les objections de Williams se laisse aller à la peur au doute et à la réclamation de ses droits,
O God of Battailes, steele my Souldiers hearts,
Possesse them not with feare: Take from them now
The sence of reckning of th' opposed numbers:
Pluck their hearts from them.
et comme un gamin suppliant demande à ce qu'on ne le punisse pas aujourdh'ui, plus tard d'accord, tout ce que l'on veut, mais pas aujourd'hui,
Not to day, O Lord,
O not to day, thinke not vpon the fault

Et puis vient le discours extraordinaire de Saint-Crispian, avec cette musique qui commence par le battement des tambours, et la peur et la douleur et la mort qu'ils annoncent, et puis soudain le roi qui parle et qui avec son sourire et cette gaité folle dans les yeux se met à leur parler d'une épopée dont ils seraient les héros, et soudain on sent que l'aventure peut bien se terminer, qu'elle va bien se terminer, qu'elle qu'en soit l'issue et la jeunesse du roi devient celle de toutes ses troupes, ce moment de la bataille où tout le monde se sent roi, jeune et beau et héroïque.

We few, we happy few, we band of brothers
Et puis la bataille commence et c'est alors une belle partie de capture et rançon, et détroussage de cadavres parce que c'est surtout ça la guerre encore que ce soit la prmeière bataille du Moyen-Âge finissant où contrevenant aux lois de la chevalerie, Henry V refusa les rançons et fit tuer les prisonniers. Et puis c'est aussi la guerre où l'on tue les pages :

kill the poyes and the luggage, '
Tis expressely
against the Law of Armes
Et la plus belle scène quand le roi effondré sur les genoux éclate en larmes y croyant à peine quand le hérault lui annonce "the day is yours" et lève alors son visage couvert de boue de larmes de morve et de sang et sanglote encore, de soulagement. Redevient agaçant et péremptoire quand ayant fait le décompte des morts français et anglais, il annonce la mort à ceux qui ne loueront pas pas Dieu de cette victoire,une manière d'affirmer son droit divin, encore cette exagération fantasque :
Come, goe we in procession to the Village:
And be it death proclaymed through our Hoast,
To boast of this, or take that prayse from God,
Which is his onely
Redevient un soldat pataugeant en procession avec sur ses épaules le corps d'un page mort, qui devient d eplus en plus lourd, et le roi ahanant et suant se hisse sur la charette et pose le garçon, et debout sur cette charette, sale et sanglant, est le rappel du beau discours d'avant la bataille, celui de Saint-Crispians, et voilà quelques heures après, à la même place, avec des morts et la victoire, et les cantiques.
Mais la scène la plus glamour est celle de l'entrevue avec Catherine, où le français et l'anglais se mêlent et où le roi rit comme un jeune soupirant embarrassé et riant de se voir si crétin, dans une situation si enquiquinante, essayer de persuader de son amour naissant une belle ennemie qui n'entend rien à sa langue.
I will tell thee in French, which I am
sure will hang vpon my tongue, like a new-married Wife
about her Husbands Necke, hardly to be shooke off; Ie
quand sur le possession de Fraunce, & quand vous aues le
possession
de moy. (Let mee see, what then? Saint Dennis bee
my speede) Donc vostre est Fraunce, & vous estes mienne.
It is as easie for me, Kate, to conquer the Kingdome, as to
speake so much more French: I shall neuer moue thee in
French, vnlesse it be to laugh at me
Et donc marivaudage galant, baiser, réconciliation, mariage, et puis le choeur et nous annonce roidement et en quelques mots brefs qu'au fond tout ça, cette belle conquête de la royauté par un prince, cette campagne et cette bataille, ce beau couple, cette union de deux royaumes, tout ça partira en fumée, n'aura servir à rien puisque
Henry the Sixt, in Infant Bands crown'd King
Of France and England, did this King succeed:
Whose State so many had the managing,
That they lost France, and made his England bleed


mercredi 24 janvier 2007

Michkât al-Anwâr (2)


"Le symbole dans son apparence extérieure est vrai, et sa transposition à la réalité profonde et cachée est une vérité intérieure. Ceux qui ont cette prise de conscience sont ceux qui ont atteint le degré de transparence du "Verre", dont nous verrons plus loin la signification. En effet, l'imagination, qui est la matière dont est fait le symbole, est solide et opaque, et elle masque les réalités cachées, s'interposant entre les lumières et l'homme ; mais elle peut aussi devenir aussi pure que le verre, qui par sa limpidité ne fait pas obstacle aux lumières et, bien plus, leur est une aide, les protégeant de sucroît contre les bourrasques. Sache donc que le monde inférieur et opaque de l'imagination devient, dans le cas des prophètes, comme du verre, un tabernacle pour les lumières, un filtre laissant passer les réalités secrètes, et comme un point d'appui pour s'élever jusqu'au monde supérieur ! Et maintenant qu'il est bien compris que le symbole dans son apparence extrérieure a une réalité cachée, tu n'as qu'à en faire l'application à d'autres symboles, comme le "Mont Sinaï" et le "feu"."
Le Tabernacle des Lumières, II, "Premier point : la nature profonde de la représentation symbolique et ses lois" ; Abû Hâmid Muhammad al-Ghazalî, trad. R. Deladrière.

mardi 23 janvier 2007

Mishkât al-Anwâr


Pour Abû Hâmid Muhammad al-Ghazalî, même si "une certaine interprétation selon le sens caché peut être exacte, le sens littéral reste toujours vrai et contraignant. Le sens intérieur ne saurait en aucun cas entrer en contradiction avec le sens littéral ni le supprimer, tout comme le monde invisible coexiste avec le sens sensible et apparent. Le sens intérieur n'est admissible que si existe entre le sens littéral et lui une correspondance symbolique naturelle ou indiquée par la Tradition." (Roger Deladrière).


Opposition avec les Ismaéliens bien sûr (entre autre) et tous ceux pour qui l'ésotérique a primauté sur l'exotérique. Une troisième voie, celui des malamatî extrêmes, pour qui les deux sens coexistent, les deux mondes coexistent, sans contradiction mais en juxtaposition. Pour certains, la correspondance existe mais "inversée", sans que l'un annihile l'autre.


"Les poitrines des hommes libres sont les tombeaux des secrets."
Le Tabernacle des Lumières, Abû Hâmid Muhammad al-Ghazalî, Introduction.

lundi 22 janvier 2007

Stabat Mater

Merveille que ce duo entre René Jacobs et Sebastian Henning, une entente superbe entre eux, régulée, aisée. La voix du jeune soprano magnifique, velouté de gorge, toute la beauté des timbres de jeune garçon, avec la sûreté et la justesse !!! en plus. Je pense à cette compositrice qui disait que les voix de jeunes garçons ont un timbre coloré, puissant, particulier, que n'ont jamais les voix de fillettes. Et j'ajoute que n'ont pas les soprano femelles. C'est autre chose, la même différence qu'entre une flûte de bois et de métal, entre précision et chaleur tremblée. Mais là je cherche vainement la moindre fragilité dans la performance de Henning.


mardi 2 janvier 2007

Les Patriotes

Film que j'ai énormément aimé et admiré, qui rappelle les contes persans sur la sagesse, l'illusion et la politique, (les Persans et les Juifs sont les deux figures emblématiques de la ruse et de la manipulation, dans l'imaginaire arabe). Mais là, cela va au delà de la ruse, puisqu'il s'agit de mentir de façon tellement absolue que c'est la vérité qui finit par avoir tort. Ainsi l'oral du concours pour le MOSSAD ressemble au dit grec "Tous les Crétois sont menteurs", ou l'énigme de la porte de la vérité et du mensonge. D'habitude, les films d'espionnage m'ennuient terriblement, soit dans l'action démesurée soit dans un bain de noirceur glaciale que menace l'ennui. Ici, il s'agit bien d'un jeu "de princes" comme on les nomme en Israël, fluide et vif, raffiné et psychologue, avec des agents qui ressemblent à une équipe d'ayyarâns persans que dirigerait un vieux vizir (Yossi) habile joueur et revenu de tout, pour qui la partie maintenant est tellement épurée qu'elle se réduit à un jeu d'épreuves entre Dieu et les Juifs : dans son équipe il y a les durs, Yuri "qui a fait l'Egypte", Haydon, grand seigneur aux manières royales qui cache la brutalité efficace et impitoyable d'un truand; il y a le héros de ce roman d'initiation, déterminé et impassible, résolu à jouer jusqu'au bout le jeu de "tu craqueras avant moi et je n'y perdrai pas mon âme". C'est d'une grande habileté que les traîtres soient en fait de braves cons sympathiques, maladroits amateurs qui est sans doute la spécialité des démocraties, les dictatures étant plus aptes à susciter les vocations de mouchards et de traitres professionnels. Donc ils servent, on les broit. C'est la question qui hante Ariel, autour du destin de Marie-Claude : Est-ce qu'on les broit tous ? Les misères du pitoyable Jonathan Pelman semble un moment répondre pour lui, alors qu'il est quand même inscrit "pigeon" en lettres d'or sur le front de ce type : le sioniste qui n'a pas même fait son aliyah mais qui rêve à Jérusalem, celui qui s'offre et supplie presque qu'on veuille bien de lui (erreur, c'est en s'offrant le moins qu'on vaut le plus cher à ce jeu) l'idéaliste bête à pleurer qui par ailleurs n'attend pas que ces "services" restent obscurs, ou non rétribués au moins par de la reconnaissance, "parce qu'il en fait tant" alors qu'on ne lui a rien demandé, et qui ne trouve pas étrange qu'au moment où on lui agite sous le nez un passeport israélien, cette même "citoyenneté" s'accompagne de liasses, une façon extrêmement subtile de laisser entendre, de lui montrer clairement, qu'il ne sera jamais considéré comme un des leurs, puisque les leurs triment et morflent pour bien moins. Toujours cette éternelle déconvenue du renégat considéré comme peu fiable par le prince qui l'a "retourné".

La fin est belle, celle de la voiture, quand Yossi attend Ariel à l'autre bout de sa longue cavale, et que le vizir qu'il s'imaginait prêt à l'exécuter, le cloue de son indulgence amusée, et quand l'ultime fin, confirme, qu'il est encore bien vert, celui qui "voit tout en noir".

dimanche 24 décembre 2006

Do the great tales never end ?



A la fin des Two Towers, il y a ce dialogue entre Frodo et Sam, alors qu'ils font une pause juste avant de se jeter dans la toile de Shelob. C'est une observation sage de Samwise le bien-nommé, non pas sur la condition humaine mais sur la condition des aventuriers qui n'est pas, il le découvre, le fait des ennuyés, des têtes folles, des assoiffés de danger, mais la leur, la condition de qui n'a rien demandé et ne sait pas trop comment tout cela se terminera. Et qu'en fait, l'aventurier c'est celui qui n'a rien demandé, ou qui se dit : "Si j'avais su j'aurais pas venu" :

"Yeah that's so", said Sam. "And we shoudn't be here at all, if we'd known more about it before we started. But I suppose it's often that way. The brave things in the old tales and songs, Mr. Frodo : adventures, as I used to call them. I used to think that there were things the most wonderful folk of the stories went out and looked for, because they wanted them, because they were exciting and life was a bit dull, a kind of a sport, as you might say. But that's not the way of it with the tales that really mattered, or the ones that stay in the mind. Folk seem to have been just landed in them, usually - their paths were laid that way, as you put it. But I expect they had lot of chances, like us, of turning back, only they didn't."

Ces deux remarques,"And we shoudn't be here at all, if we'd known more about it before we started" et "Folk seem to have been just landed in them, usually - their paths were laid that way, as you put it. But I expect they had lot of chances, like us, of turning back, only they didn't", font penser à la réflexion du héros d' Être sans destin, quand il explique à la fin, à son interlocuteur inconnu, pourquoi il n'y a pas d'ennui dans un camp de concentration, mais aussi que l'on tient parce qu'on ne sait pas d'avance tout ce qui va arriver, soit la meilleure façon de tuer le homard :

"... et j'ai essayé de lui expliquer à quel point c'était différent d'arriver, par exemple, dans une gare pas nécessairement luxueuse mais tout à fait acceptable, jolie, proprette, où on découvre tout petit à petit, chaque chose en son temps, étape par étape. Le temps de passer une étape, de l'avoir derrière soi, et déjà arrive la suivante. Ensuite, le temps de tout apprendre, on a déjà tout compris. Et pendant qu'on comprend tout, on ne reste pas inactif : on effectue déjà sa nouvelle tâche, on agit, on bouge, on réalise les nouvelles exigences de chaque nouvelle étape. Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait immédiatement dessus, sur place, il est possible qu'alors ni notre tête ni notre coeur ne pourraient le supporter..."

Et plus loin, toujours sur le problème de meubler le temps : "J'avais vu par exemple, lui dis-je, des détenus qui vivaient depuis quatre, six ou même douze ans déjà - plus précisément : survivaient en camp de concentration. Et donc ces quatre, six ou douze années, à savoir dans ce dernier cas douze fois trois cent soixante-cinq jours, c'est-à-dire douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre heures, et donc douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre fois... et tout cela à rebours, minute par minute, heure par heure, jour par jour : c'est-à-dire qu'ils ont dû meubler tout ce temps d'une certaine manière. Mais d'autre part, ai-je ajouté, c'est justement ce qui les aidait, parce que si ces douze fois, toirs cent soixante-cinq fois, vingt-quatre fois, soixante fois, et encore soixante fois leur étaient tombées dessus d'un seul coup, alors ils n'auraient sûrement pas pu les supporter comme ils avaient pu le faire - ni avec leur corps, ni avec leur cerveau."

La connaissance insupportable du chemin à parcourir n'est pas finalement, comment ça va finir, parce que les fins, aussi épouvantables puissent-elles être, sont toujours rapides, mais ce qui va se passer entre temps, ce qu'il faut endurer, et qu'on n'endurerait pas si on le savait d'avance. D'un autre côté, si on était sûr d'une fin heureuse, supporterait-on mieux l'entre-deux ? Pas sûr, il pourrait en être dix fois plus pénible, puisqu'on n'aurait plus à s'occuper l'esprit de savoir comment ça va finir, hypnotisé à en être fou par ce temps qui nous sépare encore de la dernière station.

Autre chose qui fait écho à la fois dans l'esprit de Frodo et dans tous les aventuriers anonymes qui n'ont rien demandé, c'est que le plus insupportable est moins l'échec que l'ignorance totale dans laquelle cet échec sera tenu. Il y a une différence entre le sacrifice connu et célébré d'avance et l'étouffement absolu de se dire que quoi qu'il arrive, personne n'en saura rien. D'où les graffiti dans les cellules des condamnés à mort... Déjà Frodo avait eu cette oppression au coeur : "All is lot. Even if my errand is performed, no one will ever know. There will be no one I can tell. It will be in vain."Même s'il se reprend et se résigne à la fin obscure : "what he had to do, he had to do, if he could, and that whether Faramir or Aragorn or Elrond or Galadriel or Gandalf or anyone else ever knew about it was beside the purpose." Il sait que les aventures qui ne se racontent pas sont des aventures perdues, comme le souligne Sam : "Folk seem to have been just landed in them, usually - their paths were laid that way, as you put it. But I expect they had lot of chances, like us, of turning back, only they didn't. And if they had, we shouldn't know, because they'd have been forgotten. We hear about just those as just went on - and not all to a good end, mind you ; at least not to what folk inside a story and not outside it call a good end. You know, coming home, and finding things all right, though not quite the same - like old Mr. Bilbo."

S'ensuit un autre échange fabuleux, c'est quand les deux hobbits se posent la question de savoir de quelle sorte de conte sont-ils les personnages : happy end ou non ? D'une façon presque détachée bien qu'un peu pensive : "I wonder", said Frodo. "But I don't know. And that's the way of a real tale. Take any one that you're fond of. You may know, or guess, what kind of a tale it is, happy-ending or sad-ending, but the people in it don't know. And you don't want them to."

Et tout en approuvant, Sam rappelle le conte de Beren et le Silmaril et d'un seul coup, cette intuition le saisit, que, tout comme Alice se demande si elle n'est qu'une part du rêve du roi rouge, il est peut-être, lui, une partie du conte de Beren : "And why, sir, I never thought of that before ! We've got - you've got some of the light of it in that star-glass that the Lady gave you ! Why, to think of it, we're in the same tale still ! It's going on ! Do the great tales never end ?"

Et Frodo de faire cette réponse qui laisse comprendre que la vie et toute l'histoire du monde n'est peut-être qu'un seul vaste conte fait de contes emboités, les Mille-et-une nuit, quoi : "No, they never end as tales," said Frodo. "But the people in them come, and go when their part's ended. Our part will end later - or sooner."

A noter que dans ce dialogue si clair, à la fois si détaché et si émouvant, celui que pourraient avoir deux soldats, disons un officier et son ordonnance dans une tranchée entre deux assauts, il y a deux moments où s'éclaire le monde de Sauron. Le premier est par le rire. Quand Frodo rit, quelque chose se produit qui secoue le domaine de Sauron, un peu comme les chants des Ainurs éclairent le monde : "and he laughed, a long clear laugh from his heart. Such a sound had not been heard in those places since Sauron came to Middle-Earth. To Sam suddenly it seemed as if all the stones were listening and the tall rocks leaning over them. But Frodo did not heed them ; he laughed again."

Autre beau moment, celui du sommeil de Sam et Frodo, tel que Gollum, de retour, les découvre, alors qu'il s'aprête à les trahir, et là c'est une de ces crêtes où une âme peut basculer, il s'en est fallu non d'un cheveux mais d'une bonne parole :

"And so Gollum found them hours later, when he returned, crawling and creeping down the path out of the gloom ahead. Sam sat propped against the stone, his head dropping sideways and his breathing heavy. In his lap Frodo's head, drowned deep in sleep ; upon his white forehead lay one of Sam's brown hands, and the other lay softly upon his master's breast. Peace was both on their faces.

Gollum looked at them. A strange expression passed over his lean hungry face. The gleam faded from his eyes, and they went dim and grey, old and tired. A spasm of pain seemed to twost him, and he turned away, peering back up toward the pass, shaking his head, as if engaged in some interior debate. Then he came back, and slowly putting out a trembling hand, very cautiously he touched Frodo's knee - but almost the touch was a caress. For a fleeting moment, could one of the sleepers have seen him, they would have thought that they beheld an old weary hobbit, shrunken by the years that had carried him far beyond this time, beyond friends and kin, and the fields and streams of youth, an old starve pitiable thing."

Mais voilà Sam se réveille, se méprend et "the fleeting moment has passed, beyond recall." Comme le dit Jankélévitch, "le menteur, comme le méchant, l'est peut-être de n'avoir pas été assez aimé."

vendredi 22 décembre 2006

Malamâtiyya


"Passions du Vrai qui toutes entières naissent du Vrai
Mais que ne peut atteindre la compréhension des plus grands
Car qu'est-ce que la passion sinon une inclination suivie d'un regard
Lequel propage une flamme parmi ces consciences ?
Si le Vrai vient habiter la conscience
Trois états y redoublent au regard des clairvoyants :
Un état qui anéantit la conscience dans l'essence de sa passion
Puis la rend présente par la passion en état de perplexité
Et un état où toutes les forces de la conscience se nouent
En se tournant vers une vue qui anéantit tout voyant."

Al-Hallâdj, Poèmes mystiques, trad. Sami-Ali.




"L'imam a de sérieux doutes sur la foi de Nasr Eddin, d'autant qu'il ne fréquente guère la mosquée. Puis qu'il est de son devoir de faire rentrer au bercail les brebis égarées, il vient un soir lui faire ses remontrances.

- Tu me sous-estimes beaucoup, lui répond le Hodja l'air pénétré. Je suis peiné que tu n'aies pas compris qu'en fait je suis un grand mystique, affranchi des formes et des circonstances extérieures.

-Peux-tu m'en donner une manifestation?

- Eh bien, je suis tellement rempli d'amour divin que tout ce qui surgit devant mon regard, je crois que c'est Lui.

- Et si c'est ton âne ? ironise le religieux.

- Non, là je sais immédiatement que c'est toi."
Absurdités et paradoxes de Nasr Eddin Hodja, trad. Jean-Louis Maunoury.

samedi 9 décembre 2006

Du sang, de la sueur et des larmes


Il y a un un passage extraordinaire dans The Two Towers quand Gandalf et sa troupe, Théoden et les cavaliers du Rohan Rohan viennent parlementer avec Saruman, réfugié en haut d'Isengard. Tour à tour, chacun sera soumis à la tentation de Saruman, sans que Gandalf, de façon extraordinairement habile, ou peut-être théologique, en partisan du libre arbitre, n'intervienne : "Théoden opened his mouth as if to speak, but he said nothing. He looked up at the face of Saruman with its dark solemn eyes bent down upon him, and then to Gandalf at his side ; and he seemed to hesitate. Gandalf made no sign ; but stood silent as stone"

Et quand Théoden finalement fait son choix (et que se passe-t-il en lui à ce moment-là, que se dit-il, nous n'en saurons rien, pas plus que nous serons dans la tête de Gandalf quand viendra son tour) sa libération n'est pas légère, n'est pas aisée ni joyeuse : "thickly and with an effort." Et les Cavaliers du Rohan ont bien du mal, eux, à se réveiller du chant des sirènes : "Harsh as an old raven's their master's voice sounded in their ears after the music of Saruman."

Subtilité morale quand Tolkien montre que les moins perméables à la voix de Saruman sont les plus jeunes, comme Eomer, qui n'a pas sur lui et en sa conscience le poids d'un royaume et de la vie de ses hommes. Si Théoden est le plus tenté de faire la paix, ce n'est pas parce qu'il est le plus fou, mais le plus sage

Et pour finir, quand vient le tour de Gandalf, c'est surtout la gentillesse paternelle de Saruman, en même temps que dominatrice, affligée par avance d'avoir à les punir, qui frappe les hommes :

"They heard the gentle remonstrance of a kindly king with an erring but much-loved minister. But they were shut out, listening at a door to words no meant for them : ill-mannered children or stupid servants overhearing the elusive discourse of their elders, and wondering how it would affect their lot. Of loftier mould these two were made : reverend and wise. It was inevitable that they should make alliance. Gandalf would ascend into the tower, to discuss things beyond their comprehension in the high chambers or Orthanc. The door would be closed, and they would be left outside, dismissed to await allotted work or punishment."

Tolkien est un admirable observateur du XX° siècle totalitaire, de cette première moitié du XX° siècle où la guerre de la communication se faisait par la voix, par les discours radiophoniques et non par l'image. Voix grandiloquente, voix paternelle, voix rude, voix flatteuse, voix qui promet l'espoir, voix qui promet la peur et la mort, aux oreilles collées sur les TSF.

lundi 4 décembre 2006

Future




"That is the buiseness of wizards : Wizard are always troubled about the future." The Two Towers, Tolkien.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.