A la fin des Two Towers, il y a ce dialogue entre Frodo et Sam, alors qu'ils font une pause juste avant de se jeter dans la toile de Shelob. C'est une observation sage de Samwise le bien-nommé, non pas sur la condition humaine mais sur la condition des aventuriers qui n'est pas, il le découvre, le fait des ennuyés, des têtes folles, des assoiffés de danger, mais la leur, la condition de qui n'a rien demandé et ne sait pas trop comment tout cela se terminera. Et qu'en fait, l'aventurier c'est celui qui n'a rien demandé, ou qui se dit : "Si j'avais su j'aurais pas venu" :
"Yeah that's so", said Sam. "And we shoudn't be here at all, if we'd known more about it before we started. But I suppose it's often that way. The brave things in the old tales and songs, Mr. Frodo : adventures, as I used to call them. I used to think that there were things the most wonderful folk of the stories went out and looked for, because they wanted them, because they were exciting and life was a bit dull, a kind of a sport, as you might say. But that's not the way of it with the tales that really mattered, or the ones that stay in the mind. Folk seem to have been just landed in them, usually - their paths were laid that way, as you put it. But I expect they had lot of chances, like us, of turning back, only they didn't."
Ces deux remarques,"And we shoudn't be here at all, if we'd known more about it before we started" et "Folk seem to have been just landed in them, usually - their paths were laid that way, as you put it. But I expect they had lot of chances, like us, of turning back, only they didn't", font penser à la réflexion du héros d' Être sans destin, quand il explique à la fin, à son interlocuteur inconnu, pourquoi il n'y a pas d'ennui dans un camp de concentration, mais aussi que l'on tient parce qu'on ne sait pas d'avance tout ce qui va arriver, soit la meilleure façon de tuer le homard :
"... et j'ai essayé de lui expliquer à quel point c'était différent d'arriver, par exemple, dans une gare pas nécessairement luxueuse mais tout à fait acceptable, jolie, proprette, où on découvre tout petit à petit, chaque chose en son temps, étape par étape. Le temps de passer une étape, de l'avoir derrière soi, et déjà arrive la suivante. Ensuite, le temps de tout apprendre, on a déjà tout compris. Et pendant qu'on comprend tout, on ne reste pas inactif : on effectue déjà sa nouvelle tâche, on agit, on bouge, on réalise les nouvelles exigences de chaque nouvelle étape. Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait immédiatement dessus, sur place, il est possible qu'alors ni notre tête ni notre coeur ne pourraient le supporter..."
Et plus loin, toujours sur le problème de meubler le temps : "J'avais vu par exemple, lui dis-je, des détenus qui vivaient depuis quatre, six ou même douze ans déjà - plus précisément : survivaient en camp de concentration. Et donc ces quatre, six ou douze années, à savoir dans ce dernier cas douze fois trois cent soixante-cinq jours, c'est-à-dire douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre heures, et donc douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre fois... et tout cela à rebours, minute par minute, heure par heure, jour par jour : c'est-à-dire qu'ils ont dû meubler tout ce temps d'une certaine manière. Mais d'autre part, ai-je ajouté, c'est justement ce qui les aidait, parce que si ces douze fois, toirs cent soixante-cinq fois, vingt-quatre fois, soixante fois, et encore soixante fois leur étaient tombées dessus d'un seul coup, alors ils n'auraient sûrement pas pu les supporter comme ils avaient pu le faire - ni avec leur corps, ni avec leur cerveau."
La connaissance insupportable du chemin à parcourir n'est pas finalement, comment ça va finir, parce que les fins, aussi épouvantables puissent-elles être, sont toujours rapides, mais ce qui va se passer entre temps, ce qu'il faut endurer, et qu'on n'endurerait pas si on le savait d'avance. D'un autre côté, si on était sûr d'une fin heureuse, supporterait-on mieux l'entre-deux ? Pas sûr, il pourrait en être dix fois plus pénible, puisqu'on n'aurait plus à s'occuper l'esprit de savoir comment ça va finir, hypnotisé à en être fou par ce temps qui nous sépare encore de la dernière station.
Autre chose qui fait écho à la fois dans l'esprit de Frodo et dans tous les aventuriers anonymes qui n'ont rien demandé, c'est que le plus insupportable est moins l'échec que l'ignorance totale dans laquelle cet échec sera tenu. Il y a une différence entre le sacrifice connu et célébré d'avance et l'étouffement absolu de se dire que quoi qu'il arrive, personne n'en saura rien. D'où les graffiti dans les cellules des condamnés à mort... Déjà Frodo avait eu cette oppression au coeur : "All is lot. Even if my errand is performed, no one will ever know. There will be no one I can tell. It will be in vain."Même s'il se reprend et se résigne à la fin obscure : "what he had to do, he had to do, if he could, and that whether Faramir or Aragorn or Elrond or Galadriel or Gandalf or anyone else ever knew about it was beside the purpose." Il sait que les aventures qui ne se racontent pas sont des aventures perdues, comme le souligne Sam : "Folk seem to have been just landed in them, usually - their paths were laid that way, as you put it. But I expect they had lot of chances, like us, of turning back, only they didn't. And if they had, we shouldn't know, because they'd have been forgotten. We hear about just those as just went on - and not all to a good end, mind you ; at least not to what folk inside a story and not outside it call a good end. You know, coming home, and finding things all right, though not quite the same - like old Mr. Bilbo."
S'ensuit un autre échange fabuleux, c'est quand les deux hobbits se posent la question de savoir de quelle sorte de conte sont-ils les personnages : happy end ou non ? D'une façon presque détachée bien qu'un peu pensive : "I wonder", said Frodo. "But I don't know. And that's the way of a real tale. Take any one that you're fond of. You may know, or guess, what kind of a tale it is, happy-ending or sad-ending, but the people in it don't know. And you don't want them to."
Et tout en approuvant, Sam rappelle le conte de Beren et le Silmaril et d'un seul coup, cette intuition le saisit, que, tout comme Alice se demande si elle n'est qu'une part du rêve du roi rouge, il est peut-être, lui, une partie du conte de Beren : "And why, sir, I never thought of that before ! We've got - you've got some of the light of it in that star-glass that the Lady gave you ! Why, to think of it, we're in the same tale still ! It's going on ! Do the great tales never end ?"
Et Frodo de faire cette réponse qui laisse comprendre que la vie et toute l'histoire du monde n'est peut-être qu'un seul vaste conte fait de contes emboités, les Mille-et-une nuit, quoi : "No, they never end as tales," said Frodo. "But the people in them come, and go when their part's ended. Our part will end later - or sooner."
A noter que dans ce dialogue si clair, à la fois si détaché et si émouvant, celui que pourraient avoir deux soldats, disons un officier et son ordonnance dans une tranchée entre deux assauts, il y a deux moments où s'éclaire le monde de Sauron. Le premier est par le rire. Quand Frodo rit, quelque chose se produit qui secoue le domaine de Sauron, un peu comme les chants des Ainurs éclairent le monde : "and he laughed, a long clear laugh from his heart. Such a sound had not been heard in those places since Sauron came to Middle-Earth. To Sam suddenly it seemed as if all the stones were listening and the tall rocks leaning over them. But Frodo did not heed them ; he laughed again."
Autre beau moment, celui du sommeil de Sam et Frodo, tel que Gollum, de retour, les découvre, alors qu'il s'aprête à les trahir, et là c'est une de ces crêtes où une âme peut basculer, il s'en est fallu non d'un cheveux mais d'une bonne parole :
"And so Gollum found them hours later, when he returned, crawling and creeping down the path out of the gloom ahead. Sam sat propped against the stone, his head dropping sideways and his breathing heavy. In his lap Frodo's head, drowned deep in sleep ; upon his white forehead lay one of Sam's brown hands, and the other lay softly upon his master's breast. Peace was both on their faces.
Gollum looked at them. A strange expression passed over his lean hungry face. The gleam faded from his eyes, and they went dim and grey, old and tired. A spasm of pain seemed to twost him, and he turned away, peering back up toward the pass, shaking his head, as if engaged in some interior debate. Then he came back, and slowly putting out a trembling hand, very cautiously he touched Frodo's knee - but almost the touch was a caress. For a fleeting moment, could one of the sleepers have seen him, they would have thought that they beheld an old weary hobbit, shrunken by the years that had carried him far beyond this time, beyond friends and kin, and the fields and streams of youth, an old starve pitiable thing."
Mais voilà Sam se réveille, se méprend et "the fleeting moment has passed, beyond recall." Comme le dit Jankélévitch, "le menteur, comme le méchant, l'est peut-être de n'avoir pas été assez aimé."