mardi 17 mars 2009

Les formes survivent : l'Histoire s'ouvre


"Tout au long de sa vie il aura exigé du savoir sur les images un questionnement beaucoup plus radical que toute cette "curiosité gourmande" des attributionnistes - tels Morelli, Venturi, Berenson - , qualifiés par lui d'"admirateurs professionnels" ; de même, il aura exigé beaucoup plus que l'esthétisme vague des disciples (lorsque vulgaires, c'est-à-dire bourgeois) de Ruskin ou de Walter Pater, voire de Burckhardt ou de Nietzsche ; ainsi évoque-t-il sarcastiquement dans ses carnets le "touriste-surhomme en vacances de Pâques" qui vient visiter Florence "avec le Zarathoustra dans la poche de son loden".

"En 1904, alors qu'il approchait la quarantaine, il échoua une fois encore à l'habilitation pour un poste de professeur, à Bonn ; mi-lucide mi-angoissé, il avait écrit, dès 1897 : "J'ai décidé une fois pour toutes que je ne suis pas fait pour être un Privatdozent." Il devait, par la suite, décliner des propositions de chaire à Breslau, Halle et en général tout poste public, refusant par exemple de représenter la délégation allemande au Congrès international de Rome (1912) dont il avait pourtant été l'un des plus actifs promoteurs. Il devait rester ce chercheur privé - entendons le mot dans tous les sens possibles -, un chercheur dont le projet même, la "science sans nom" ne pouvait se satisfaire des clôtures disciplinaires et autres arrangements académiques.

Telle fut donc l'insatisfaction de départ : la territorialisation du savoir sur les images."

"Warburg, je crois, s'est senti insatisfait de la territorialisation du savoir sur les images parce qu'il était sûr de deux choses au moins. D'abord, nous ne sommes pas devant l'image comme devant une chose dont on saurait tracer les frontières exactes. L'ensemble des coordonnées positives - auteur, date, technique, iconographie... - n'y suffit évidemment pas. Une image, chaque image, est le résultat de mouvements provisoirement sédimentés ou cristallisés en elle. Ces mouvements la traversent de part en part, ont chacun une trajectoire - historique, anthropologique, psychologique - partant de loin et continuant au-delà d'elle. Il nous obligent à la penser comme un moment énergétique ou dynamique, fût-il spécifique dans sa structure.

Or, cela emporte une conséquence fondamentale pour l'histoire de l'art, que Warburg énonçait dans les mots suivant immédiatement son "plaidoyer" : nous sommes devant l'image comme devant un temps complexe, le temps provisoirement configuré, dynamique, de ces mouvements eux-mêmes. La conséquence - ou l'enjeu - d'un "élargissement méthodique des frontières" n'est autre qu'une déterritorialisation de l'image et du temps qui en exprime l'historicité. Cela signifie en clair que le temps de l'image n'est pas le temps de l'histoire en général, ce temps que Warburg épingle ici à travers les "catégories universelles" de l'évolution. La tâche urgente (intempestive, inactuelle) ? Il s'agit pour l'histoire de l'art de refonder "sa propre théorie du temps - dont on notera d'emblée que Warburg l'orientait vers une "psychologie historique."

"A Hambourg, c'est l'impressionnante Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg qui devait assumer la charge - infiniment patiente, toujours élargie et remise en chantier - d'un tel déplacement épistémologique. Imaginée par Warburg dès 1889, mise sur pied entre 1900 et 1906, cette bibliothèque constitua une sorte d'opus magnum dans lequel son auteur, quoique secondé par Fritz Saxl, se perdit probablement autant qu'il y construisait son "espace de pensée" (Denkraum). Dans cet espace rhizomatique - qui, en 1929, comprenait 65 000 volumes-, l'histoire de l'art comme discipline académique subissait l'épreuve d'une désorientation réglée : partout où existaient des frontières entre disciplines, la bibliothèque cherchait à établir des liens.

Mais cet espace était encore la working library d'une "science sans nom" : bibliothèque de travail, donc, mais aussi bibliothèque en travail. Bibliothèque dont Fritz Saxl a très bien dit qu'elle était, avant toute chose, un espace de questions, un lieu pour documenter des problèmes, réseau complexe au "sommet" duquel - fait extrêmement significatif pour notre propos - se trouvait la question du temps et de l'histoire : "Il s'agit là d'une bibliothèque de questions, et son caractère spécifique consiste justement en ce que son classement oblige à entrer dans les problèmes. Au sommet (an der Spitze) de la bibliothèque se trouve la section de philosophie de l'histoire."

L'image survivante, Georges Didi-Huberman.


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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.