Il y a donc trois catégories de saints pour Nadjm ad-Dîn. Le "commun", le "milieu" et les saints supérieurs; la "classe de saints qui obtient la vision des attributs et en reçoit la lumière". Ces saints-là, (que l'on peut très certainement assimiler aux Quarante), Kubrâ les qualifie d'un curieux adjectif : "Au début des Dix principes, Nadjm ad-Dîn les nomme effrontés, ceux qui volent, etc. L'effronterie, l'intrépidité de ces saints tient au fait qu'ils atteignent cette solitude divine où le coeur complètement anéanti est le pur réceptable des attributs de Dieu, laissant Dieu seul à son amour."
Or je me demande si ce terme "effronté" ne renvoie pas au persan "ayyârân" (ayyârûn en arabe), qui veut dire à la fois insolents, dégourdis et désignaient aussi les confréries de brigands, ce que j'avais déjà noté dans le Roman de Baïbars : "Par ailleurs, cette complicité indulgente entre le roi et Fleur des truands (le roi s'est même fait piquer son turban par Otmân du temps qu'il était encore voyou, sans que cela semble irriter beaucoup l'Ayyoubide) permet de voir l'étendue de la collusion ou l'interaction, et même l'interchangeabilité entre le monde des "Seigneurs" mystiques et celui de la grande truanderie, entre le plus indigne du monde terrestre et le plus proche du Pôle du monde. Si les Abdal sont au nombre de Quarante, quarante aussi sont les voyous que commande Otmân avant sa conversion, et la ressemblance est encore plus frappante du fait que ces truands là se réunissent dans les grottes d'El-Zaghliyyeh, tout comme il y a une grotte des Quarante à Damas, où Baïbars a d'ailleurs passé une nuit dans le premier volume. Même façon également de s'exprimer en langage codé, incompréhensible pour les non-initiés, ces quarante-là s'exprimant bien sûr dans l'argot de la pègre, les autres dans un galimatia à sens ésotérique qui finalement a pour même but de protéger le Secret, car comme le dit El-Sâleh à chaque fois que Fleur des truands manque dévoiler ce qu'il sait du cadi : "Celui qui divulgue un secret mérite la mort". Ce qui pourrait aussi être la maxime du caïd des truands".
Pour ce qui est de l'identité du Pôle, et de son anonymat général, même envers les Quarante, hormis envers quelques privilégiés, je suis ravie que Nadjm ad-Dîn apporte de l'eau à ma source mon moulin en l'envisageant comme à part des Quarante, à la fois au-dessus mais en-dehors : "Au-dessus se situe encore le pôle. Celui-ci est certainement d'une autre nature que les autres substituts, car il est isolé de la hiérarchie et Najm al-Dîn Kubrâ n'évoque même pas la possibilité que le saint réalisé puisse être le pôle. Il se contente d'indiquer qu'il se peut qu'il le connaisse s'il en reçoit le don."
Sa connaissance, pour Nadjm al-Dîn, semble être le fruit d'une élection totalement gratuite en apparence, qui n'aurait rien à voir avec le mérite. (Quant à son statut à lui, son élection semble encore plus énigmatique et ne doit pas être confondue bien évidememnt avec le mahdî).
"Toujours est-il que, d'après le texte de Najm al-Dîn Kubrâ, le pôle a une singularité qui le place absolument au-dessus des substituts (abdâl). Cette connaissance est un don que Dieu fait au saint en fonction de critères qui ne sont pas précisés. Le pôle est donc en principe caché et le connaître ne fait pas forcément partie de l'élection spirituelle. C'est un supplément de connaissances. Du reste, il convient de rappeler que pour Nadjm al-Dïn Kubrâ la discrétion fait partie de la sainteté, ce pourquoi la retraite est particulièrement importante dans sa discipline spirituelle, puisque par elle le saint se cache aux yeux des créatures."
Najm al-Dîn Kubrâ, La Pratique du soufisme : Quatorze petits traités, trad. Paul Ballanfat, avant-propos, la hiérarchie spirituelle.
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