L'homme tout à fait malheureux, l'homme réduit par l'abjection, la faim, la maladie, la peur, devient ce qu'il n'a plus de rapport avec soi, ni avec qui que ce soit, une neutralité vide, un fantôme errant dans un espace où il n'arrive rien, un vivant tombé au-dessous des besoins. Ce malheur peut être particulier, mais il concerne surtout le grand nombre. Qui a faim pour soi seul et vit dans le dénuement de l'injustice, au milieu d'un monde encore heureux et tranquille, a une chance d'être renvoyé à une solitude violente, à ces sentiments qu'on appelle mauvais, envie, honte, désir de se venger, de tuer, de se tuer, où il y a encore de l'espoir. La faim dont nous parle Knut Hamsun est une faim que l'orgueil peut nourrir. Il semble que l'infini du nombre soit la vérité de cette autre sorte de malheur, mais il y a un point où ce qui est souffert ensemble, ne rapproche pas, n'isole pas, ne fait que répéter le mouvement d'un malheur anonyme, qui ne vous appartient pas, et ne vous fait pas appartenir à un espoir, mais c'est une dissemblance infinie, une oscillation sans niveau, une égalité sans rien d'égal. Et il n'est pas sûr qu'il soit nécessaire, pour s'approcher d'une telle situation, de recourir à ces exemples bouleversants et si vastes qu'a produits notre temps. Il est une fatigue dont on ne peut se reposer, qui consiste en ceci que l'on ne peut plus interrompre ce qu'on fait, travaillant toujours plus et, en somme, à la satisfaction générale : on ne peut plus être fatigué, se séparer de sa fatigue pour la dominer, la déposer et atteindre le repos. Ainsi la misère : le malheur. Il devient invisible et comme oublié. Il disparaît en celui qu'il a fait disparaître (sans porter atteinte à son existence), intolérable, mais toujours supporté, parce que celui qui le supporte n'est plus là pour l'éprouver en première personne.
L'homme souffrant et l'homme malheureux ou soumis à la misère sont devenus étrangers aux rapports maître-esclave qui constituent, au regard de leur situation, un statut presque prometteur. L'esclave a cette chance d'avoir un maître; le maître est aujourd'hui ce qu'il sert, il sera demain ce contre quoi il pourra se dresser. Il y a des esclaves sans maître, dont l'esclavage est tel qu'ils ont perdu tout maître, tout rapport avec le maître, tout espoir donc d'affranchissement, comme toute possibilité de révolte. Quand le maître est perdu, parce qu'il est devenu sans nom, un pur pouvoir irresponsable, introuvable, c'est déjà une situation extrêmement difficile, mais les puissances abstraites peuvent encore être nommées, le plus lointain et le plus insaisissable s'appelle un jour Dieu et la toute-puissance de Dieu finit par offrir prise à un combat décisif. Bien plus grave est l'esclavage qui est l'absence de l'esclave, la servitude des ombres, elle-même apparemment aussi légère qu'une ombre, là où le destin est sans poids et sans réalité. "Je me révolte, donc nous sommes", a dit Albert Camus dans une parole où il a mis toute la décision d'un espoir solidaire. Mais celui qui a perdu le pouvoir de dire "Je" est exclu de cette parole et de cet espoir.
Maurice Blanchot, L'Entretien infini : L'expérience-limite.
mardi 18 août 2009
L'Enfer selon Blanchot
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