mercredi 22 septembre 2010

Le Grec



"Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant à sa ceinture une bourse de cuir. Ce n'était pas un corps abandonné aux flots. C'était un homme vivant qui nageait d'une main vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer à la surface et replongeant aussitôt.
Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d'une voix émue:
" Un homme! un naufragé! m'écriai-je. Il faut le sauver à tout prix! "
Le capitaine ne me répondit pas et vint s'appuyer à la vitre.
L'homme s'était rapproché, et, la face collée au panneau, il nous regardait.
A ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Le plongeur lui répondit de la main, remonta immédiatement vers la surface de la mer, et ne reparut plus.
" Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine. C'est Nicolas, du cap Matapan, surnommé le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Un hardi plongeur! L'eau est son élément, et il y vit plus que sur terre, allant sans cesse d'une île à l'autre et jusqu'à la Crète."
Jules Verne, 20 000 lieues sous les mers

Billy est un jeune Américain et nageur de fond à l'endurance prodigieuse, dont la guerre, une blessure et puis l'alcool, les "mauvaises fréquentations" ont sabré la carrière sportive, mais pas son aptitude d'homme marin, qui après lui avoir servi  à transporter du haschich, l'amènent à "visiter" les villas de riches collectionneurs, souvent Anglais, que la dictature grecque n'inquiète guère, pas plus que les touristes qui "continuaient de venir, parce que la seule chose qui peut tenir à distance les touristes c'est la typhoïde". 

Ce nageur grec venu chercher l'or que le capitaine Nemo fournit à la Crète insurgée contre les Ottomans a-t-il inspiré Romain Gary pour le personnage de Billy, le nageur prodige, capable, lui aussi, de se déplacer d'île en île et qui finira par prêter son aide aux résistants grecs sous la dictature des Colonels ? C'est très possible. En tout cas, il semble qu'en littérature, la Grèce opprimée puisse toujours compter sur un homme-dauphin. Heureusement pour elle, car comme il est dit presque d'emblée : 

"Tous les Grecs que vous croiserez diront que ce sont eux qui ont inventé la démocratie, et c'est peut-être vrai, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils ont perdu leur brevet."

Hormis les Grecs qui peu à peu se taisent et se courbent devant la peur, il y a les étrangers en mal d'âge d'or hellénique et d'érotisme orphique, comme le couple désopilant formé par Greta et Pete :

Greta avait une liaison avec un petit juif de Brooklyn, qui s'appelait Pete Meyerowitz, un comptable qui s'était évadé pour aller vivre dans une pension grecque, et tous les soirs, après le coucher du soleil, Greta devenait entièrement grecque et mythologique, elle était la grande déesse de la Terre, et c'était sans doute pour ça qu'elle se tapait tout le monde. La plage regorgeait de mythologie de quatre sous. Sur la plage de Karamanli, à laquelle on ne pouvait accéder que par bateau, elle galopait nue comme un ver, ses fesses et ses nichons déments secouant leur quinze kilos dans une espèce de danse païenne qu'elle associait à l'antiquité grecque, et Meyerowitz une feuille de laurier dissimulant les poils roux de son sexe, devait s'asseoir en tailleur et jouer de la flûte, le comptable le plus maigrichon qu'on ait jamais vu, avec des lunettes sur ses yeux tristes, et Billy qui s'en allait souvent à la nage jusqu'à la Karamanli, pour y dormir sur le sable, se disait que pourtant les Allemands avaient déjà fait assez de mal aux Juifs comme ça, mais alors Meyerowitz lui dit de s'occuper de ses oignons, ce n'était pas de sa faute s'il n'était pas bâti comme Billy, une espèce de dieu grec, il était quand même un adorateur païen de la vie, ça oui, et va te faire foutre, on est en démocratie.
Mais loin de toute mythologie, ou peut-être au plus près, la découverte grecque qui change la vie de Billy c'est ce corps flottant dans la mer, le poète blond qui n'a jamais rien écrit mais qui est poète parce que se battant pour la liberté qui est "le plus grand poème de tous les temps", comme le lui explique Petro, un silène grec à la barbe collée de retsina, un des rares ici à avoir le regard triste, parce que "les salauds ne sont jamais tristes".

Personne ne croit Billy quand il se dit capable de nager si loin, si longtemps. Finalement, cela l'arrange. Mais un jour Petro a envie d'y croire, et le met au défi de rallier une certaine île, fort bien gardée, et voilà le "dauphin d'or" impliqué dans un mouvement de résistance clandestin, dont les membres ont plutôt des allures – voire tout un passé – de mercenaires plutôt que de purs poètes de la liberté. C'est pourtant en souvenir de ce cadavre blond que Billy dit oui.

"Le Grec" est l'ébauche inédite d'un roman inachevé, conservée dans les Archives du Fonds Romain Gary (IMEC), écrit en anglais et traduit à partir du tapuscrit, comme le mentionne la post-face. Ce qui est frappant, c'est que ce texte interrompu se suffit à lui-même, comme "À bout de souffle", avec une fin ouverte sur l'incertitude, mais qui ne semble pas du tout tronqué et se suffit à lui-même, comme une nouvelle harmonieuse.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.