mercredi 29 décembre 2010

Comme une langue au palais : l'ange ou la mort


1602 (détruit)

"Le Caravage a peint Matthieu au commencement de sa tâche, mettant en peinture la première page de la nouvelle annonce. Le vieil et robuste évangéliste s'est procuré de quoi écrire et de quoi s'asseoir. Près de lui, un ange féminin lui donne les noms des générations en lui effleurant la main : on en lorgne de biais l'écriture, en hébreux. On distingue les premières lettres vénérables : Elle hattoledòt, elles (sont) les générations. Les Évangiles ont tous été écrits en langue grecque, mais Le Caravage feint ici ou prétend puiser au texte dicté en langue originale, celle de Jésus, celle de l'Ancien Testament.



"Mathieu écoute et transcrit la longue liste de noms qui mettent au monde le Nouveau Testament : depuis Abraham jusqu'à un obscur charpentier de Nazareth, père de. Le premier acte de son annonce rend hommage à la descendance.
Le Caravage laisse entrevoir un peu d'Écriture sainte, et il fait ainsi de chaque spectateur de son tableau, un lecteur : parce que ce livre sera lu à l'infini et parce que en hébreu l'Écriture sainte tout entière se nomme Mikra. Lecture. La mystérieuse inspiration d'un peintre nous fait tous participer à un point d'origine, décisif comme un acte de naissance.

Saint-Louis des Français, Rome, 1602, seconde version,

"Le tableau de Matthieu avec l'ange ne fut pas accepté par les commanditaires. Ils réclamèrent une version plus sobre de l'annonce, moins charnelle et sans lettres hébraïques. Aujourd'hui, il ne reste que cette version. La première a été détruite à Berlin par l'année 1945."
Erri de Luca, Comme une langue au palais




Simon Vouet, National Gallery


Vingt ans plus tard, Simon Vouet peint Saint Jérôme et l'ange, où l'on retrouve cette tendresse intime, peut-être en moins sensuelle, en moins alanguie, même si Jérôme est, dans ce tableau à demi-nu et quasi enlacé par l'ange : une étreinte sans toucher. Le saint Matthieu de Caravage semble l'avoir tout de même plus inspiré que le Jérôme du même Caravage, peint peu d'années après le Matthieu. Cette fois aucune tendresse ni effusion : L'ange amoureux est parti, la mort l'a remplacé. 

Caravaggio, Galerie Borghese, 1605-1606

Comme une langue au palais, Erri de Luca.

lundi 27 décembre 2010

Les vaches crient plus fort que les carottes mais sont moins vivantes que les hôtesses




On demandait un jour à un maître zen, pince-sans-rire, pourquoi il était végétarien. Il répondit :
"Parce que les vaches crient plus fort que les carottes !"
– Mais, objecta quelqu'un, je vous ai vu l'autre jour manger de la viande au cours du repas où nous étions invités !
– C'est que l'hôtesse était vivante, et la vache morte."

Henri Brunel, L'Année zen

Restez dans cette maison, mangeant et buvant ce qu'on vous servira.

Dans toute ville où vous entrerez et où vous serez accueillis, mangez ce qu'on vous offrira.

Luc, 10, 7 et 8.

Se méfier, comme toujours, des parangons de vertu alimentaire.

"Les vagabonds de l'écriture sainte ne grandissent pas avec des mains lisses"



"L'Écriture sainte parle des vagabonds. C'est la carte de visite des touchés  par la voix de Dieu. Abraham écoute "Lekh lekhà" de Yod,, "va, va-t-en", début de trajets et de dépaysements sans fin.
*
De la souche de David, Jésus, de Nazareth et de Bethléem, deviendra menuisier, il devra épaissir ses paumes dans un métier de force et de précision. Les vagabonds de l'écriture sainte ne grandissent pas avec des mains lisses. Avec leurs doigts, ils savent traire, raboter, jouer de la musique et blesser, prendre par la peau du cou les marchands dans un temple, guérir des blessures. Les mains crucifiées étaient calleuses."

Jacob Steinhardt


Dans le même livre, une remarque subtile sur la bouderie de Jonas, ce passage qui m'a déjà enchantée : Jonas, celui qui ne répond pas à Dieu. Pas même pour dire non.

"A. : Tu n'es pas accusé de colère contre la clémence de Yod. Souviens-toi : tu as exprimé la volonté de mourir et Yod t'a demandé : "Fais-tu bien de t'enflammer ?" Est-ce bien ça ?
I. : C'est vrai.
A. : Tu es accusé de ne pas avoir répondu. Tu es accusé d'être le premier au monde à s'être tu à une question de Yod, se refusant à lui. L'humanité entière s'est adressé au ciel par des implorations, des questions, des blasphèmes, et souvent elle n'a pas obtenu le plus petit signe d'accueil, celui d'avoir été, sinon exaucée, du moins écoutée. Personne avant toi n'avait inversé les rôles en se taisant face au ciel. Je vois que tu ne t'es même pas aperçu de ton refus."

D'ailleurs, comme je le mentionnais aussi, "le dialogue se conclut sur les dernières paroles de Dieu, qui lui démontre sans doute son tort, Jonas se tait. Boude-t-il toujours ? On n'en sait rien. En tout cas il ne reconnaît pas explicitement ses torts. Pour toute réponse, son silence : –...".

"Être mal compris par le ciel, je te le dis à toi qui me scrutes dans l'obscurité, c'est le dernier des exils pour un homme."

Comme une langue au palais, Erri de Luca, trad. Danièle Valin. 

dimanche 19 décembre 2010

"Pour la première fois de ma vie, j'apprends quelque chose !"




Singet dem Herrn ein neues Lied, 
Die Gemeine der Heiligen sollen ihn loben. 
Israel freue sich des, der ihn gemacht hat. 
Die Kinder Zion sei'n fröhlich über ihrem Könige, 
Sie sollen loben seinen Namen im Reihen; 
mit Pauken und mit Harfen sollen sie ihm spielen.


"En 1786, Mozart entendit à Leipzig le Motet BWV 225 et fut, semble-t-il, à nouveau si stupéfait, qu'il demanda à lire l'ensemble des motets de la bibliothèque. Il écrivit alors : "Pour la première fois de ma vie, j'apprends quelque chose !" 
Tout Bach, sous la direction de Bertrand Dermoncourt, Bouquins, Robert Laffont.

En 1786, Mozart avait 30 ans. Il composait depuis l'âge de 6 ans et n'avait plus que 5 ans à vivre.


mercredi 15 décembre 2010

"I'm on Aslan's side even if there isn't Aslan to lead it"



Terminé de lire toutes les Chroniques de Narnia. À la toute fin de The Last Battle, jolie trouvaille que ce paradis, comme une boîte ou une sphère dont le dedans est plus vaste que sa surface. Et cette annonce finale que tout cela, toutes ces histoires, ne sont pas la "vraie histoire de Narnia", comme Narnia n'était que le reflet pâle du monde véritable de Narnia, et que le rêve fini, une interminable et irracontable histoire commence. Une histoire que Lewis n'écrira pas et comment se raconte et se déroule, d'ailleurs, une histoire dans un lieu sans temps ni lieu ?

L'autre scène, parmi les meilleures de la fin, est celle des nains enfermés dans l'écurie de leur aveuglement, c'est-à-dire dans un Enfer qui ne vient que de leur foi en lui et en leur absence de foi du paradis : ils sont là où il croient être, ou veulent être et là s'arrête (sans doute volontairement) la puissance d'Aslan. Est damné celui qui se veut damné, ou qui croit l'être, voilà tout. Presque une application dans l'autre monde de cet avis de Nietzsche que la volonté des chrétiens de voir ce monde-ci laid et mauvais l'a effectivement rendu laid et mauvais. Il en est de même dans le royaume d'Aslan. Si vous voulez voir une écurie là où il y a un jardin, Tash là où se tient Aslan, c'est votre affaire, personne ne peut rien pour vous. Ainsi nous serions à nous-même notre propre sentence, avec un libre-arbitre bien différent de la compréhension basique du karma (ou de la rétribution) "tu agis, tu paies". 

"One word, Ma'am," he said, coming back from the fire; limping, because of the pain. "One word. All you've been saying is quite right, I shouldn't wonder. I'm a chap who always liked to know the worst and then put the best face I can on it. So I won't deny any of what you said. But there's one thing more to be said, even so. Suppose we have only dreamed, or made up, all those things - trees and grass and sun and moon and stars and Aslan himself. Suppose we have. Then all I can say is that, in that case, the made-up things seem a good deal more important than the real ones. Suppose this black pit of a kingdom of yours is the only world. Well, it strikes me as a pretty poor one. And that's a funny thing, when you come to think of it. We're just babies making up a game, if you're right. But four babies playing a game can make a playworld which licks your real world hollow. That's why I'm going to stand by the play-world. I'm on Aslan's side even if there isn't any Aslan to lead it. I'm going to live as like a Narnian as I can even if there isn't any Narnia. So, thanking you kindly for our supper, if these two gentlemen and the young lady are ready, we're leaving your court at once and setting out in the dark to spend our lives looking for Overland. Not that our lives will be very long, I should think; but that's a small loss if the world's as dull a place as you say." The Silver Chair.
Il n'a d'effet, il n'est là que si l'on y croit, il est là pour ceux qui lui sont fidèles, qu'il soit ou non réel : "I'm on Aslan's side even if there isn't Aslan to lead it". J'aime beaucoup cette déclaration, car il s'agit au fond de ma propre "religion" (ou absence de religion), ma djavanmardî personnelle, en somme, ce que Simone Weil éprouvait aussi, "Éprouver qu'on l'aime, même s'il n'existe pas".

dimanche 14 novembre 2010

"Un homme peut-il voler Dieu ?"



Cote Charleville-Mézières - BM - ms. 0258, t. II f. 118 Sujet Malachie Titre Lectionnaire de l'office Datation 12e s. (deuxième tiers ?)


Ce que j'aime dans l'Ancien testament ce sont ses dialogues saisissants, directs, avec Yhwh. Après le Nouveau Testament, ce n'est plus pareil. Le Christ s'interpose toujours entre l'homme et Yhwh. S'il y a controverse, c'est avec lui, le dieu incarné dans une figure humaine, et c'est lui l'intercesseur et le juge à la fois et ce n'est donc plus la même chose. Il n'y a plus, dans le christianisme, ce vertige de la parole directe entre notre humanité et l'inimaginable, comme cela peut être encore en islam, par exemple avec Niffari

Mais avant cela, avant la "nouvelle Alliance", depuis la Genèse, depuis Adam, Yhwh parle, discute, argumente, gronde, colère, avec Abraham, Job, Jonas, etc. La passe d'armes verbales que je préfère, je crois, c'est celle résumée dans Malachie : "Tu es trop dur, rien ne va comme il faut"et "Revenez-moi et je vous pardonnerai"; mais ici, Yhwh ne menace guère, pas comme dans Isaïe ou Jérémie, ou Job, d'emblée, il y a cette déclaration suivie de la réplique de celui qui ne s'en laisse pas compter, cela pourrait être aussi la coquetterie humaine, celle de l'aimé(e) qui veut s'assurer du cœur de l'amant : "Paroles, paroles, tout ça…", mais au fur et à mesure du dialogue, on voit que l'homme fait plutôt penser à un enfant boudeur, maussade d'être puni et décidé à être encore plus "méchant", pour lui apprendre, à l'Autre…

– Je vous aime, dit Yhwh.
– Et tu le prouves comment ? Dites-vous.

Malachie (l'Envoyé) rapporte alors aux plaignants ce qui s'est dit, depuis des siècles, des millénaires, entre eux et Yhwh mais, cette fois, au lieu d'intervenir pour plaider le pardon d'Israël devant Yhwh-des-Milliers, comme font souvent les prophètes, c'est au secours de ce dernier qu'il se porte : 

Vous fatiguez Yhwh avec vos propos.
– En quoi le fatiguons nous ?

Yhwh reprend alors la parole, toujours avec la même défense, "moi j'anéantis les ennemis et vous, ne respectez pas ma loi" et puis vient cette prise de bec là encore saisissante, dans sa densité, une querelle d'amour piqué et d'argent, comme dans les mauvaises scènes de ménage, mon dû, votre dû... Un Yhwh insistant comme un créancier pourchassant un débiteur de mauvaise foi (ça tombe bien) :

"Revenez-moi et je vous reviendrai, dit Yhwh-des-Milliers.
– Nous, revenir, pourquoi ? dites-vous.
– Vous me volez. Un homme peut-il voler Dieu ?
– Nous, te voler, quoi donc ?
– La dîme et le prélèvement. Ma malédiction vous maudit parce que vous me volez, vous et la nation entière.

Il n'y a pas de répliques directes immédiatement. C'est encore la voix du prophète qui rapporte aux Hébreux ce que Yhwh a entendu dire de leurs bouches et, renversant la situation où, en général c'est l'homme qui se plaint de la rigueur divine, ou de son absence de pitié, c'est ici l'Éternel qui se plaint du tort qu'on lui fait, et l'homme qui, toujours de mauvaise foi, fait semblant de ne pas comprendre (ou de ne pas se souvenir) :

– Vos dires sont durs contre moi, dit Yhwh.
– Quels dires contre toi ?
– Vous dites : On sert Dieu pour rien, à quoi bon se régler sur ses règles et marcher, lugubres, face à Yhwh des Milliers ? Appelons désormais bienheureux les insolents, les cyniques sont bien lotis, même ceux qui défient Dieu s'en tirent.

Il est à noter une fois de plus que, comme dans Job, Yhwh n'apporte pas de justification directe à cette absence apparente de justice. Il ne sait que dire "attention, ça va chauffer et ce jour-là, ça fera mal", mais non pas, cette fois, sur un ton véritablement furieux : plutôt un avertissement navré, comme à l'annonce d'une catastrophe inéluctable, presque "naturelle", et le jour où ça va tonner, plus personne ne pourra rien pour vous, alors "revenez".

Et puis c'est tout. Ce dialogue rapporté de façon ramassée, concise, est celui qui dure depuis la fondation d'Israël, toujours la même chose, qui se dit entre l'homme et Dieu.

vendredi 12 novembre 2010

Le choix de Hanno ou le derviche de la vie



C'est ainsi que les choses se passent dans la fièvre typhoïde. Jusque dans les lointains rêves de la fièvre, dans l'égarement brûlant du malade, la vie jette son appel d'une voix réconfortante que l'on reconnaît infailliblement. Cette voix rude et fraîche atteint l'esprit sur le chemin étrange et torride où il avance et qui mène à l'ombre, à la fraîcheur, à la paix. L'homme, s'il prête l'oreille, entendra cette voix claire, gaie, un peu railleuse, qui l'exhorte à revenir sur ses pas, qui vient à lui de cette région qu'il a laissée, si loin derrière lui et déjà oubliée. Si un émoi s'éveille en lui, comme un sentiment d'avoir lâchement failli à son devoir, un sentiment de honte, un renouveau d'énergie, de courage et de joie, d'amour et d'attachement envers cette agitation décevante, bigarrée et brutale qu'il a laissée derrière lui, alors, si loin qu'il se sera aventuré sur le sentier étrange et brûlant, il fera demi-tour et vivra. Mais s'il tressaille de peur et d'aversion en entendant la voix de la vie, si, en ce moment, à cet appel jovial et provocant, il secoue la tête négativement et étend le bras derrière lui comme pour se défendre, et s'élance en avant sur le chemin qui s'est offert à lui comme un refuge… alors il est bien clair qu'il mourra. 
Les Buddenbrook : Le déclin d'une famille, Thomas Mann. 

Peut-être que la mort de Hanno est celle de la mort universelle, celle de tous, si l'on meurt quand on le choisit. Peut-être qu'il vient assurément un moment où malgré tout, on se sent trop fatigué. Cela vient plus ou moins tôt selon les uns et les autres. Cela laisse rêveur, tout de même, cette idée : on ne meurt que quand on le veut bien, quand on a plus la force ou la volonté de dire non à l'Ange si délicieux de la mort pour s'en retourner sur le chemin rude et rugueux de la vie, là où nous attend l'Ange de la vie, ce rude maître, derviche au manteau de poussière, de pluie et de vent, sévère et railleur. Et pourquoi, à chaque instant, le choisir, lui, plutôt que le suave Ange de la mort, si ce n'est par amour ou sens du service ? 


Antoine Sevrugin, musée ethnographique de Leyde

vendredi 5 novembre 2010

Le Décalogue, c'est pour les trouillards




Réécouté une des émissions d'Enthoven sur Vladimir Jankélévitch, celle appelée "Un amour de morale", mais qui pourrait tout aussi bien s'intituler "Amour et morale" ou "Morale d'amour". Tout au début, quelqu'un dit que la morale de Jankélévith était tout, sauf un Décalogue, et j'approuve et je me fais cette réflexion que le Décalogue, c'est bon pour les trouillards, ceux qui se soucient plus de faire un parcours "sans faute" pour leur salut personnel, que du bonheur ou de la sauvegarde de l'Autre (ce dernier terme au sens jankélévitchien mais aussi l'Autre de Levinas). 

La véritable morale, la morale intérieure et son inconfort, la loi du cœur, c'est peut-être l'anti-Décalogue. Rien n'est sûr, rien n'est fixe. À chaque croisée de la route, revoici le tiraillement et le doute, sentir qu'il n'y a peut-être jamais de "bon choix", mais hélas toujours la moins mauvaise des solutions possibles ; le cap laissé à cet élan profond, intérieur et bien mystérieux qui pousse en un sens plutôt qu'un jour, et jamais pour toujours, jamais de la même façon, ce côté "Yi King, Livre des changements", où le mauvais c'est ce qui reste figé. 

Savoir qu'un acte n'est jamais bon ou mauvais en soi, et tout remettre en question, toujours, voilà le moraliste, éternellement tendu entre crainte d'errer et méfiance envers sa propre "bonne" conscience, ce sentiment suspect d'avoir "bien"agi, pire encore, d'avoir "fait son devoir", en attendant plus ou moins ouvertement d'en récolter les fruits pour son propre compte. 

Au contraire de cela, du fil de rasoir sur lequel danse le moraliste, ne jamais se dire "au moins, j'aurais obéi à ce qui m'est commandé", ou l'horrible : "si je n'ai pas fait de bien, du moins je n'ai pas fait de mal", dans ce respect bourgeois du règlement de copropriété d'ici-bas, avec l'excuse que l'on se donne en cas de doute : Si la règle a tort, ce n'est pas ma faute, ce n'est pas moi qui l'ai faite. La morale du cœur, c'est la haine du règlement. Mais on ne sait pas non plus comment "bien" aimer.

Peut-être, malgré tout, un indice. Il est toujours très difficile, avec un peu d'honnêteté, de sentir, si  l'on fait un pas, où est le bien, où est le mal. Mais une parole, un geste sont plus immédiatement et plus facilement ressentis comme vilains (au sens de laid) ou beaux que dignes d'opprobre ou d'approbation. "Le Beau est le Bien de Platon", en somme. 

Peut-être qu'il n'y a pas de bons ou de mauvais choix à discerner, à moins d'être Dieu, peut-être qu'il n'y a que de belles ou de laides actions. Ainsi, le contraire de la morale, plus que la religion, serait le manque de goût.

samedi 30 octobre 2010

Aimer Dieu, c'est passer le pont



Je vais faire un aveu. J'écrivais récemment pour un média chrétien un article sur l'amour de Dieu. Je citais au fil de la plume une phrase de sainte Gertrude, qui m'avait semblé forte et belle : "Amour, qui non seulement éclairez mais divinisez, venez à moi dans votre puissance, venez dissoudre tout mon être. Détruite en ce qui est en moi, je ne serai qu'à vous."

Je supprimai cette phrase. Pourquoi cette prudence ? Écrivant pour des chrétiens, je craignais de blesser, de désorienter, de choquer malgré la caution de la sainte. En effet comment expliquer à des chrétiens de bonne volonté que l'amour de Dieu à la fois nous divinise et nous détruit ? Paroles incompréhensibles pour le chrétien engagé dans un amour de Dieu à la semblance humaine. Seigneur, je t'aime comme dix fois mon père ou ma mère, Seigneur, protège-moi, exauce-moi, considère mes peurs, mes désirs, aide-moi ! Et ce cri de l'ego est bien légitime. Je n'en disconviens pas. Il est béni de Dieu. C'est un premier pas. Mais l'amour véritable n'est pas celui-là, c'est un amour "sans mesure", comme disait saint Bernard, un amour qui n'a aucun équivalent dans nos amours humaines, qui nous établit dans la "paix qui dépasse tout entendement", nous offre la "joie qui demeure".

Je fus timide avec les chrétiens comme on l'est souvent quand on parle de Dieu.

(…)

Aimer Dieu, c'est passer le pont.

L'Année zen, Henri Brunel

dimanche 3 octobre 2010

Sergey Kalmykov : "Tu es le souverain, vis seul."




Par Iouri Dombrovski dans La Faculté de l'Inutile :

Un mois auparavant, des voisins ayant porté plainte, il avait signé ses explications à la milice : "Serge Ivanovitch Kalmykov, génie nº1 de la Terre et de la Galaxie, décorateur des ballets Abaï." En ces temps où un seul être passait pour être le génie de l'humanité, pareille audace pouvait coûter cher, marquant soit une dérision, soit une intention de concurrence. Des hypothèses de cet ordre avaient, semble-t-il, été émises en haut lieu. Les choses en restèrent là. Un personnage important, ayant croisé Kalmykov dans la rue, s'étit dit sans doute que cette tête-là ne lui rapporterait pas lourd. Il avait tort. Que le peintre fit son apparition dans la rue, et il se produisait aussitôt un brouhaha. La circulation ralentissait. Les gens s'arrêtaient. Un être insolite s'offrait à leurs regards : rouge, jaune, vert, bleu, couvert de passepoils, de franges, de rubans. "Imaginez, disait-il, qu'on nous regarde du fin fond de l'Univers. Que verrait-on ? Une masse rampante, morne et grise. Mais, soudain, comme un coup de feu, éclaterait une tache de lumière. Et ce serait moi !"


Bien des années plus tard, après la mort du peintre, le carnet de notes de Kalmykov tomba entre les mains de Zybine. Le défunt y consignait par ordre alphabétique tout ce qui lui passait par la tête. Ainsi, Zybine lut à la lettre "P" :
Personne plus que moi n'aime à dessiner dans la rue. C'est ma force. Les gens badaudent et bayent aux corneilles. Les enfants voient peindre pour la première fois. Les envieux me brocardent. Je me rebiffe. Je pérore, je fais des mots. Là je suis dans mon élément. Je n'ai pas d'égal. Il semblerait qu'on dût pour cela me couvrir d'honneurs. Non ! Ma vie durant, j'ai travaillé gratis. Travaillé pour dix dans le désintérêt universel. Mais le jour viendra où ces idiots auront de mes nouvelles !
Et encore, à la lettre "S" :
Si l'on parle de l'essentiel, c'est la débandade. Personne n'a le loisir d'entendre des choses sérieuses. Or, à force de causer, chaque jour, dans la rue, avec les uns et les autres, on s'entraîne à l'éloquence. Il vous vient à l'esprit des formules qui frappent. On ramène de dehors des trouvailles. Je marchais en silence et soliloquais…
Tel il était effectivement : sûr de soi, insensible aux quolibets, hors de portée de la critique, génie méconnu qui ne tenait d'ailleurs pas à être reconnu. De tous les peintres, poètes et philosophes connus ou obscurs, il était le seul, pensait Zybine, à qui pût pleinement s'appliquer la formule de Pouchkine : "Tu es le souverain, vis seul."

*



Or les plus beaux dessins de Kalmykov datent de cette période. Les femmes y ressemblent à des palmiers ou à des fruits du Sud. Elles ont les mains fines, les yeux en amande. De haute taille, debout ou couchées, elles emplissent toute la surface de la feuille. Quelques-unes ont des ailes, telles des fées. D'autres sont simplement des femmes. Sur des dessins publiés, le long et lourd vêtement d'intérieur n'est que jeté sur les épaules. Il laisse voir la jambe, la poitrine, le torse. La femme porte un vase de style oriental comme on en fait dans les montagnes. Sur une petite table, un candélabre allumé (on dirait un rameau avec trois fleurs écloses) et un livre ouvert avec un signet. Dans le silence de la nuit, où va donc cette belle solitaire, que suit – chien ou chat ?– une créature étrange.
Un autre dessin est intitulé Jazz lunaire. Une blonde élancée, douce et froide (il est à présumer que Kalmykov n'admettait qu'un seul type de beauté féminine), avec des ailes de papillon, porte sur un plateau une bouteille à col fin et un vase d'où jaillit une branche. Ici encore, les vêtements laissent voir le corps. (Plus exactement, tout le corps est une ligne ondoyante enfermée dans l'ovale des vêtements.) Et, ici, encore, il fait nuit. Au fond, un serviteur, en coiffure et cape baroques, descend les marches d'une estrade.
Kalmykov a laissé deux ou trois cents de ces dessins dont la vertu d'envoûtement est indicible. Les techniques employées sont diverses : le pointillé et la ligne continue des contours vides ou habités de couleur, le crayon aussi bien que l'aquarelle. Dans Le Chevalier Motte, le personnage n'est pas sans ressembler à Kalmykov : même cape tumultueuse, même béret, même capuchon de couleur démente, et les décorations de tous les pays existants ou non ! L'homme va, il rit, il vous regarde. En public, Kalmykov n'a jamais ri. Jamais il n'a laissé entrer personne dans cet univers de jazz lunaire, de belles allées qui prennent leur vol et de cavaliers superbes. Dans cet univers-là, il a toujours été seul.



Découvrir un beau romancier, et un beau portrait de peintre, et découvrir ainsi un grand peintre : grand chelem.

samedi 2 octobre 2010

Morning : excellent and fair


'This was not judgment day– only morning. Morning : excellent and fair.'

En général, je suis surtout fan des incipit. Mais il y a quelques explicit qui m'ont remuée à eux seuls autant que tout le roman qu'ils fermaient. Par exemple le 'I have had my vision', à la fin de To the Lighthouse. Et là, celui de Sophie's Choice, au débouché d'un long roman sombre et saccadé de lumière comme l'orage, comme les états d'âme de Nathan :

I had abominable dreams – which seemed to be a compendium of all the tales of Edgar Allan Poe : myself being split in twain by monstruous mechanisms, drowned in a whirling vortex of mud, being immured in stone and, most fearsomely, buried alive. All night long I had the sensation of helplessness, speechlessness, an inability to move or cry against the inexorable weight of earth as it was flung in thud-thud-thuding rhythm against my rigidly paralyzed, supine body, a living cadaver being prepared for burial in the sands of Egypt. The desert was bitterly cold.
When I awoke it was early morning. I lay looking straight up at the blue-green sky with its translucent shawl of mist; like a tiny orb or crystal, solitary and serene, Venus shone through the haze above the quiet ocean. I heard children chattering nearby. I stirred. 'Izzy, he's awake!''G'wan, yah mutha's mustache!''Fuuuck you!' Blessing my resurrection, I realized that the children had covered me with sand, protectively, and that I lay as safe as a mummy beneath this fine, envelopping overcoat. It was then in my mind I inscribed the words : 'Neath cold sand I dreamed of death/but woke at dawn to see/in glory, the bright, the morning star.
This was not judgment day– only morning. Morning : excellent and fair.


dimanche 26 septembre 2010

À bout de souffle



"– Vous êtes marié vous ?"
Je sortis de mon portefeuille la photo d'une ravissante femme, au visage jeune sous des cheveux blancs, et je la lui montrai. J'étais tombé amoureux de ce visage plus de cinq ans auparavant et je l'avais découpé dans un magazine. Une réclame pour un frigidaire. J'avais toujours cette photo avec moi. C'était la liaison la plus réussie que j'avais jamais eue avec une femme de ma vie entière.
"– Elle a l'air très belle, me dit la fille. Vous devez être drôlement heureux. Vous avez des enfants ?
– J'ai une fille, qui est mariée à un éleveur de moutons en Australie." Quand on n'a pas de fille, rien ne nous empêche de la marier à un éleveur de moutons en Australie."

Rien que cela, la seule lecture de cette 4 de couv' qui m'a décidé à choisir Romain Gary pour Masse Critique, tant cela faisait écho  au jeu de fiction/non-fiction de Dany Laferrière – Je suis un écrivain japonaisL'Énigme du retour : 

C'est que Da vit aujourd'hui
dans mes livres.
Elle est entrée la tête haute
dans la fiction.
Comme d'autres ailleurs
montent au ciel.



Le narrateur, vieil homme distingué, bien habillé, décoré de la légion d'honneur, le double de l'écrivainn-diplomate, en somme, s'arrête devant un snack-bar qui propose d'alléchants fuckburgers. Intrigué – à quoi peut donc ressembler un fuck-burger ? – il entre dans le digne établissement, tenu et fréquenté par des hippies, une rousse sentimentale qui ne porte pas de petite culotte, un chauffeur noir viré par  son patron noir en raison du politiquement correct, et d'autres spécimens d'une faune qui regardent avec des yeux ronds ce nouveau client, qui leur montre sa femme, parle de sa fille et des moutons d'Australie, remue pensivement ses souvenirs qui, peu à peu, vont donner à cet inoffensif gentleman une profondeur et des aspects plus ambigus : ancien pilote de guerre, il a tué beaucoup de gens… en-dehors de la guerre aussi ; des souvenirs d'Afrique remontent, entraîneur, mercenaire, tueur… On comprend peu à peu qu'il n'a échoué au fuck-burger que parce qu'il avait plus de 2 heures à perdre, avant un rendez-vous assez particulier : celui d'une mort commanditée à un tueur d'ici, recommandé par une ancienne maquerelle reconvertie dans une juteuse affaire érotico-New Age : il s'agit de tuer un ami, un très cher et très vieil ami, et comme il veut, pour cela, le tuer le plus proprement possible et sans douleur, il lui faut un des meilleurs tueurs  de la ville.


Comme Le Grec, il s'agit d'une ébauche de roman, ou peut-être des premiers chapitres d'un roman inachevé mais qui se clôt sur une fin parfaite pour une nouvelle, un point qui est à la fois point final, point d'interrogation, point de suspension… et demi-sourire aussi.

mercredi 22 septembre 2010

Le Grec



"Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant à sa ceinture une bourse de cuir. Ce n'était pas un corps abandonné aux flots. C'était un homme vivant qui nageait d'une main vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer à la surface et replongeant aussitôt.
Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d'une voix émue:
" Un homme! un naufragé! m'écriai-je. Il faut le sauver à tout prix! "
Le capitaine ne me répondit pas et vint s'appuyer à la vitre.
L'homme s'était rapproché, et, la face collée au panneau, il nous regardait.
A ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Le plongeur lui répondit de la main, remonta immédiatement vers la surface de la mer, et ne reparut plus.
" Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine. C'est Nicolas, du cap Matapan, surnommé le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Un hardi plongeur! L'eau est son élément, et il y vit plus que sur terre, allant sans cesse d'une île à l'autre et jusqu'à la Crète."
Jules Verne, 20 000 lieues sous les mers

Billy est un jeune Américain et nageur de fond à l'endurance prodigieuse, dont la guerre, une blessure et puis l'alcool, les "mauvaises fréquentations" ont sabré la carrière sportive, mais pas son aptitude d'homme marin, qui après lui avoir servi  à transporter du haschich, l'amènent à "visiter" les villas de riches collectionneurs, souvent Anglais, que la dictature grecque n'inquiète guère, pas plus que les touristes qui "continuaient de venir, parce que la seule chose qui peut tenir à distance les touristes c'est la typhoïde". 

Ce nageur grec venu chercher l'or que le capitaine Nemo fournit à la Crète insurgée contre les Ottomans a-t-il inspiré Romain Gary pour le personnage de Billy, le nageur prodige, capable, lui aussi, de se déplacer d'île en île et qui finira par prêter son aide aux résistants grecs sous la dictature des Colonels ? C'est très possible. En tout cas, il semble qu'en littérature, la Grèce opprimée puisse toujours compter sur un homme-dauphin. Heureusement pour elle, car comme il est dit presque d'emblée : 

"Tous les Grecs que vous croiserez diront que ce sont eux qui ont inventé la démocratie, et c'est peut-être vrai, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils ont perdu leur brevet."

Hormis les Grecs qui peu à peu se taisent et se courbent devant la peur, il y a les étrangers en mal d'âge d'or hellénique et d'érotisme orphique, comme le couple désopilant formé par Greta et Pete :

Greta avait une liaison avec un petit juif de Brooklyn, qui s'appelait Pete Meyerowitz, un comptable qui s'était évadé pour aller vivre dans une pension grecque, et tous les soirs, après le coucher du soleil, Greta devenait entièrement grecque et mythologique, elle était la grande déesse de la Terre, et c'était sans doute pour ça qu'elle se tapait tout le monde. La plage regorgeait de mythologie de quatre sous. Sur la plage de Karamanli, à laquelle on ne pouvait accéder que par bateau, elle galopait nue comme un ver, ses fesses et ses nichons déments secouant leur quinze kilos dans une espèce de danse païenne qu'elle associait à l'antiquité grecque, et Meyerowitz une feuille de laurier dissimulant les poils roux de son sexe, devait s'asseoir en tailleur et jouer de la flûte, le comptable le plus maigrichon qu'on ait jamais vu, avec des lunettes sur ses yeux tristes, et Billy qui s'en allait souvent à la nage jusqu'à la Karamanli, pour y dormir sur le sable, se disait que pourtant les Allemands avaient déjà fait assez de mal aux Juifs comme ça, mais alors Meyerowitz lui dit de s'occuper de ses oignons, ce n'était pas de sa faute s'il n'était pas bâti comme Billy, une espèce de dieu grec, il était quand même un adorateur païen de la vie, ça oui, et va te faire foutre, on est en démocratie.
Mais loin de toute mythologie, ou peut-être au plus près, la découverte grecque qui change la vie de Billy c'est ce corps flottant dans la mer, le poète blond qui n'a jamais rien écrit mais qui est poète parce que se battant pour la liberté qui est "le plus grand poème de tous les temps", comme le lui explique Petro, un silène grec à la barbe collée de retsina, un des rares ici à avoir le regard triste, parce que "les salauds ne sont jamais tristes".

Personne ne croit Billy quand il se dit capable de nager si loin, si longtemps. Finalement, cela l'arrange. Mais un jour Petro a envie d'y croire, et le met au défi de rallier une certaine île, fort bien gardée, et voilà le "dauphin d'or" impliqué dans un mouvement de résistance clandestin, dont les membres ont plutôt des allures – voire tout un passé – de mercenaires plutôt que de purs poètes de la liberté. C'est pourtant en souvenir de ce cadavre blond que Billy dit oui.

"Le Grec" est l'ébauche inédite d'un roman inachevé, conservée dans les Archives du Fonds Romain Gary (IMEC), écrit en anglais et traduit à partir du tapuscrit, comme le mentionne la post-face. Ce qui est frappant, c'est que ce texte interrompu se suffit à lui-même, comme "À bout de souffle", avec une fin ouverte sur l'incertitude, mais qui ne semble pas du tout tronqué et se suffit à lui-même, comme une nouvelle harmonieuse.

mardi 21 septembre 2010

Romain Gary : Un soir avec Kennedy



Paru dans la revue Arts et loisirs en 1967, soit des années après la mort de Kennedy, le récit "Un soir avec Kennedy" rapporte un dîner à la Maison-Blanche que l'écrivain diplomate Romain Gary avait eu, en compagnie de Jean Seberg, en tête-à-tête avec le couple présidentiel. D'emblée Gary nous avertit que le texte qui va suivre a été écrit d'après les notes en vrac qu'il a écrites après cette soirée, dont il a gardé l'essentiel des impressions qui avaient été les siennes. 

Même si l'aspect laudatif semble exagéré (cela dit, Kennedy étant mort quand le texte fut publié, on ne peut le qualifier de flagorneur, son auteur ne pouvant en tirer aucun avantage et semblant sincèrement ému) le récit offre une vision plus inattendue de Kennedy, tranchant avec l'image de play-boy bronzé, tombeur d'actrices au sourire éclatant. Ce qui revient le plus dans les souvenirs de Romain Gary, ce qui l'a visiblement le plus frappé, est la puissance intellectuelle de John Kennedy : "machine intellectuelle", "mécanique cérébrale", ces termes reviennent constamment. L'homme lui semble une machine à enregistrer les informations qu'il sollicite en un interrogatoire serré, sans se départir de son élégance charmeuse (Barack Obama n'est donc le que second dandy au cerveau brillant élu à la Maison-Blanche).  

Sa curiosité concernant la personnalité de Charles de Gaulle, son attention à ce que pense la France peut étonner aujourd'hui, tout comme peut étonner l'aveu même du président que la création d'un secrétariat à la culture est directement inspiré du ministère français et apparaît comme un excellent moyen de "changer l'image des États-Unis dans le monde". Romain Gary note qu'avec l'arrivée des Kennedy à la tête du pays, la culture contemporaine, l'avant-garde intellectuelle, américaine ou européenne (le nom de Godard est cité), est enfin à l'honneur, non, là encore, sans arrière-pensée politique, car il s'agit, et Kennedy l'affirme en toute franchise, de "laisser à la Russie le monopole d'un académisme artistique poussiéreux". De fait, la relative détente qui suivit la mort de Staline ne se traduisit, dans le monde des arts et de littérature, que par un élan avorté, Khrouchtchev s'étant laissé influencer par les gardiens de la ligne réaliste soviétique qui reprirent les choses en main.

La question de l'Europe et de sa méfiance envers les États-Unis, de même que le souhait de la politique américain d'une Europe dynamique, même concurrentielle pourraient être repris aujourd'hui, en ne changeant que le nom du président, tant, de ce côté-là, malgré l'effondrement du bloc communiste, les stratégies ont peu changé.

Bien qu'il semble douter que "l'admiration et la vive sympathie qu'ils m'inspirent n'apparaissent pas assez clairement dans ce texte", il faut bien reconnaître qu'il s'agit plus d'un texte hagiographique sur les Kennedy qu'un reportage froid et neutre. Ainsi, la vision idyllique, celle d'un couple de conte de fée, que lui inspirent les Kennedy peut faire sourire, maintenant qu'aucune des biographies du président ne nous laisse ignorer ses frasques extra-conjugales. 

La conclusion résonne comme une ironie du sort, ou ce qu'on aurait appelé chez les anciens Grecs, une louange "funeste", propre à s'attirer la colère des dieux :

Il est difficile  en le regardant  de ne pas se dire : "Voilà un homme né sous une heureuse étoile." Il est difficile de ne pas se dire : "La chance."

et le mot de la fin est que Kennedy était  :

Un de ces hommes providentiels à qui il ne peut rien arriver.


Le second texte du recueil est beaucoup plus captivant, et même plus jouissif car bien plus vachard. Il s'agit d'une charge presque pamphlétaire, mi-sérieuse mi-facétieuse, à l'adresse des écrivains du Sud et de leurs éternels "histoires de nègres", qu'il introduit par une interrogation très drôle :

Le temps ne serait-il pas venu pour les écrivains blancs américains de laisser enfin leurs Noirs tranquilles ? Pendant combien de temps continueront-ils encore à faire suer le burnous?
Car c'est bien de cela qu'il s'agit, pour Romain Gary : de littérature coloniale ou post-coloniale. Faulkner, McCullers, Styron, Tennessee Williams, Porter, des écrivains coloniaux ! même s'il reconnaît que cela inspire des "œuvres sublimes" et que la veine sudiste a fourni à la littérature américaine ses meilleurs romans. Mais tout de même, enchaîne narquoisement Gary, 

"Après avoir exploité pendant des générations la main d'œuvre africaine sur leurs plantations, les sudistes vont-ils continuer pendant longtemps encore à profiter de la peine de leurs Noirs pour le plus grand bien de leurs œuvres littéraires, et n'est-il pas un peu révoltant, en 1962, alors que la campagne pour l'égalité des droits triomphe partout en Amérique, de voir les jeunes écrivains blancs du Sud faire encore leur entrée dans le monde portés sur le dos de leurs nègres bien-aimés ?"

Accusés de surexploiter la fibre de la "repentance" comme on dirait aujourd'hui, le romancier français leur cite Mauriac en exemple, dont l'œuvre toute entière repose sur la culpabilité et le péché sans qu'il ait eu besoin d'avoir lynché un seul nègre (être catholique suffit à l'auto-flagellation). Le piquant est qu'on peut se demander ce qu'il penserait aujourd'hui de cette industrie de la mémoire des coupables, de la culture mémorielle, de la post-Shoah, post-génocide, post-colonialisme en Europe, puisque non content de leur envoyer Mauriac dans les gencives, l'auteur leur montre triomphalement les Allemands qui, bien qu'ayant "exterminé six millions de juifs" ne semblent pas y penser chaque matin.

Bien que compatissant au fait qu'ayant l'habitude d'être servi par une "innombrable domesticité", il lui sera dans un premier temps difficile d'arrêter de "vivre du noir" et de la "culture poétique de vos exquises blessures", Gary appelle donc le Sud littéraire à "libérer les Noirs" de ses romans. Cela ferait un peu d'air aux écrivains noirs eux-mêmes et ainsi "vous pourriez enfin trouver d'autres nègres chats à fouetter."


"Ils bouffent leur société avec appétit" paru dans Le Monde en 1977 est une explication et une apologie de la littérature américain, qualifiée de "mont Everest sans sommet", tant le nombre de romanciers de premier ordre abonde. Cette fois, ce ne sont plus les sudistes mais le roman francais qui en prend pour son grade, si on le compare avec la "vitalité" américaine et les raisons de cette vitalité :

"La raison de cette vitalité est que le romancier américain continue à se nourrir de la société américaine qu'il absorbe et évacue, alors que chez nous le romancier cherche à rompre ce rapport et émigre dans les marges où l'on ne se nourrit que de soi-même ou de vide. On proclame alors "la mort" du roman pour se justifier. La vitalité du roman américain est en symbiose avec la vitalité des États-Unis – ce n'est pas un jugement de valeur –, le roman est encore, là-bas, un genre physique.
Dans l'article suivant, il approfondit cette figure du romancier athlète avec Norman Mailer, antinomie de l'écrivain germano-pratin nombriliste (cliché du romancier français). Norman, il est vrai, n'a pas beaucoup de temps pour se regarder le nombril : 

"Romancier, journaliste, homme politique, il en est à son quatrième mariage, à son cinquième enfant. Il boit. Il boxe. Il tue." 

C'est pourtant à un Français que Romain compare son ami Mailer, mais pas un écrivain, un cinéaste : Jean-Luc Godard, car selon lui, American Dream est écrit comme Godard a filmé Pierrot le Fou. Cet éloge de la littérature américaine hérite aussi des coups de patte moqueurs dont est friand l'auteur. Ainsi le sexe, sujet de prédilection dans la littérature des deux continents, n'est pas du tout traité de la même façon aux États-Unis, où ce terme fait finalement plus référence aux performances de l'organe viril, à sa taille, qu'à la question des rapports entre les genres, ou l'érotisme à deux, ce qui amène Romain Gary à évoquer "ces gosses, dans les commodités de collège, qui comparent leurs possibilités."

De fait, cela rappelle irrésistiblement cette scène racontée par Hemingway dans Paris est une fête, où Scott Fitzgerald, que l'exquise Zelda a réussi à persuader qu'il était quasiment infirme de ce côté-là, se laisse convaincre par "Papa" de lui montrer l'objet litigieux dans les toilettes du restaurant ou de l'hôtel où ils dînent, à seule fin d'être rassuré sur sa normalité...

Pour l'écrivain français, on ne mesure pas assez "la fantastique influence de Jack London qui a été la première incarnation de ce mythe de puissance", entre boxe, alcool et sexe (encore que chez London, les fusils sont plus souvent dehors que l'organe masculin).


La Brute, l'histoire de ce champion de boxe suprêmement intelligent… Le voilà, le modèle, le mythe ! Jack qui explique tout.

Mais c'est peut-être là un portrait de l'écrivain nordiste que dresse Gary, celui des héritiers de Jack London, l'écrivain trappeur et boxeur, puisqu'il admet que les sudistes, eux, échappent à cette fascination des gants de cuir (trop occupés qu'ils sont, sans doute, à faire porter leur littérature par les esclaves de leurs anciennes plantations). 

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.