samedi 26 septembre 2009

Valse avec Bachir


Film magnifique, d'une élégance sidérante qui, comme la musique songeuse et triste, atténuent, tout le long, la cruauté brute des combats, comme le font, en somme, l'amnésie, le rêve, les souvenirs morcelés – jusqu'à l'éclatement final, quand les images recomposées se fracassent sur le réel, sur ce qui n'est pas souvenir mais choc enkysté dans la mémoire et qui est, pour toujours et à jamais, le présent – ; y figurent aussi la splendeur hideuse – ou son hideur splendide, si l'on veut – de la guerre, en ce que son épouvante brouille le regard, le temps, fait surgir un autre monde, "un rêve vérace et décevant", fait illusion d'un aéroport intact, et parfois l'illusion marche et porte : la mer se fait amicale, la valse sous les balles est invincible, on peut marcher dans la rue entre les sifflements des lance-roquette, ou regarder de son balcon ; parfois l'illusion trébuche et c'est souvent, curieusement, sur l'animal mourant que l'horreur hante : les chevaux agonisants, le regard des chiens abattus. La scène onirique du bain de mer a toute la beauté mélancolique d'une scène originelle, à la fois voile et déchirement.

vendredi 25 septembre 2009

La patience de l'âne ou l'Amour ne va pas sans l'Aventure



C'est la patience de l'âne. L'âne trotte de raclée en raclée, la Fortune prenant toujours l'aspect de Martin-Bâton. Jusqu'au jour où illumine la conscience d'un ordre intelligible. L'âne broute des roses : la Providence remplace le Hasard. La Fortune se range enfin, elle obéit à cet ordre intelligible qu'on ne trouve qu'en soi, lorsqu'on réalise la destinée qu'on porte en soi. Initié, l'âne est élu.

C'est le happy ending du romanesque populaire. Le bonheur attend au bout des épreuves mêlant souffrances et injustices – les coups du sort. Après la pluie le beau temps. L'Amour longtemps traversé finit par vaincre. Il est le plus fort. Thème universel : c'est parce qu'on l'aime et qu'elle aime que la Bête se libère de ses griffes et de ses crocs, Cendrillon de ses guenilles de souillon. La certitude que l'Amour est le vainqueur qui mène le monde à la ronde (ça se chante, pas besoin d'être une veuve joyeuse pour reprendre au refrain) ne fait que traduire en croyance populaire le mythe développé par Platon et la théogonie orphique : Éros daïmôn, premier principe du Cosmos. L'idée, en corollaire, que l'adaptation populaire de la dialectique suscitant le salut de la souffrance, la rédemption de la passion. Bref : l'Amour ne va pas sans l'Aventure. Celle-ci nourrit celui-là; celui-là couronne celle-ci. Nous voilà en train de tirer le roman par ses racines.


Bouclons la boucle. Si le voyage change son homme, la métamorphose est voyage d'apparence en apparence, de forme en forme. Lucius, passant de l'homme à l'âne puis de l'âne à l'homme, a plus voyagé qu'Ulysse. C'est que, ce faisant, il s'est déplacé d'un bout à l'autre de soi-même. Du chardon à la rose. Point de départ et point d'arrivée du plus extraordinaire des voyages extra-ordinaires : le voyage intérieur.

Jean-Louis Bory, préface à L'Ane d'or ou Les métamorphosess, Apulée.

L'âne d'or ou les métamorphoses


Paul Zenker

Le Sort a toujours une idée de derrière la tête.

Et d'abord celle-ci : les apparences sont illusoires. Seule compte l'unité fondamentale de l'être. Sans doute est-il bon de passer par différents stades formels pour actualiser tous ses pouvoirs, développer toutes ses possibilités, bref : assumer la totalité de son moi. Dans la voie de l'enrichissement individuel, ou, plus simplement, de l'individualisation, la métamorphose possède une valeur éducative. Ce n'est pas voltige verbale que souligner, de la métamorphose, la vertu formatrice. Perrault ne dit rien d'autre lorsqu'il tire, de ses contes, la moralité.

À qui se souvient de la portée symbolique de l'âne, il est clair que la peau de l'âne pour Lucius est stage de formation. Que sanctionnera cette "peau d'âne" qu'est la couronne de roses. Dans le vocabulaire des symboles, la rose signifie perfection. Parfum. Beauté par l'harmonie : elle est roue – roue des vents soufflant des quatre horizons, roue de lumière multicolore percée dans le mur gothique de la cathédrale. Sans entrer dans le détail de la symbolique des Rose-Croix, on sait que la rose est à la fois cœur et âme. Les signes sont les mêmes, qui désignent les vieux mystères, ceux de la nature, comme ceux des hommes et des dieux. La rose est la Fleur par excellence du Jardin par excellence qu'est le Jardin de la Contemplation, le jardin de Saadi le poète de Chiraz. Elle est la Dame du roman, tabernacle du jardin d'Amour courtois et de chevalerie. Elle est la Promesse montrée par Béatrice à son fidèle amant parvenue au dernier cercle du Paradis. Sur le corps d'Adonis expirant fleurissent des roses de sang. Rouge, la rose symbolise plus particulièrement la renaissance mystique, le premier degré de la régénération par initiation aux mystères. L'âne Lucius broute des roses vermeilles. Et le voilà promis à une félicité surnaturelle au service d'une divinité salvatrice – providentielle.
Jean-Louis Bory, préface à L'âne d'or ou les métamorphoses, Apulée.

jeudi 24 septembre 2009

La vie en cellule


Pendant cette promenade matinale, qui se prolongeait de dix heures à midi, le Dr Reichhardt chantait tout bas, et Quangel avait pris l'habitude de prêter l'oreille à ce qu'il fredonnait. Parfois, il se sentait devenir assez fort pour braver n'importe quelle épreuve, et Reichhardt disait alors : "Beethoven." Parfois, Quangel sentait une joie et une légèreté incompréhensibles et qu'il n'avait jamais connues auparavant, et Reichhardt disait : "Mozart." Puis les sons qui venaient de la bouche du musicien se faisaient graves et engendraient comme une douleur dans le cœur de Quangel; ou bien il se sentait reporté au temps de son enfance, quand il accompagnait sa mère à l'église : il avait encore toute la vie devant lui, et c'était pour accomplir une grande tâche : "Jean-Sébastien Bach", disait Reichhardt."
Hans Fallada, Seul dans Berlin.

mardi 22 septembre 2009

Les Quarante des Alévis


Selon la légende, c'est au retour d'un voyage céleste, sous la direction de l'ange Gabriel, que Mohammed s'arrête chez les Quarante. Il frappe à leur porte où il est prié de décliner son identité.
"Je suis le Prophète", dit-il.
– Que tu sois Prophète n'intéresse que tes fidèles, lui rétorque-t-on.
– Je suis l'envoyé de Dieu, précise Mohammed.
– Nous n'avons pas besoin de l'envoyé de Dieu, lui répondent les Quarante.
– Je suis le serviteur des pauvres", insiste Mohammed, sur quoi les portes s'ouvrent.
Dans la pièce, trente-neuf personnes sont rassemblées. Mohammed s'assit à côté d'Ali, qu'il ne reconnaît pas, et demande :
–Qui êtes-vous ?
– Nous sommes les Quarante et Quarante ne font qu'un, répondent-ils d'une seule voix. Le Prophète, incrédule, demande des preuves. Ali s'entaille alors le poignet et tous se met à saigner.
– Mais vous n'êtes que trente-neuf", s'écrie Mohammed, sur quoi entre Selman-i Farsi, la main ensanglantée, apportant un seul grain de raisin dont Mohammed tire un nectar qui enivre les Quarante. Lui-même se lève et se met à danser le sema, son ruban, tombé à terre, se fragmente en quarante morceaux, chacun le noue en guise de ceinture et se met à tournoyer.
Catherine Pinguet, Les Alévis, bardes d'Anatolie.

jeudi 17 septembre 2009

Les Bektachis, fils des deux roses et du souffle


C'est finalement la question de la descendance surnaturelle qui divise les alévis et les bektachis. Dans le Livre de légendes, la chasteté du saint est mentionnée à trois reprises : c'est un derviche voué au célibat, il n'a jamais eu de rapport sexuel, ses testicules apparaissent sous la forme d'une rose blanche et d'une rose rouge. Il n'a pas de disciple mais une épouse spirituelle ou fille adoptive, Kadindjik Ana, qui est décrite l'accueillant à son arrivée au village, recevant ensuite leurs hôtes en leur servant de guide. On remarque que deux femmes, Fatma Badji et Kadindjik Ana, détiennent un rôle prépondérant, signe possible de leur affiliation à une communauté féminine liée à des groupes soufis hétérodoxes, les sœurs de Roum. Selon la légende, Kadindjik Ana avait pour habitude de boire l'eau des ablutions de Hadji Bektash, jusqu'au jour où trois gouttes de son sang y tombèrent et firent qu'elle engendra trois garçons, dont un qui mourut en bas âge. C'est cette fécondation, dite "par le souffle", et non pas "par le sperme", que les alévis ne reconnaissent pas. Pour eux, Hadji Bektash a bien eu deux fils tandis que pour les bektachis, descendre du saint est une filiation purement spirituelle. La branche la plus prestigieuse de leur confrérie était d'ailleurs celle de derviches célibataires, fait inhabituel en islam, reconnaissables par le port d'un anneau à l'oreille droite.
Catherine Pinguet, Les Alévis, bardes d'Anatolie.

mercredi 16 septembre 2009

Rue du Prince-Albert


Rue du Prince-Albert, il se fit annoncer aussitôt à son chef immédiat, le S.S. Obergruppenführer Prall. Il dut attendre pendant près d'une heure. Non que Herr Prall fût particulièrement occupé. Ou plutôt, si, il était précisément très occupé ! Escherich entendait le tintement des verres, le bruit des bouchons qui sautaient, des rires et des cris. Une des nombreuses réunions de hauts gradés. Réunions, beuveries, détente, délassement, après les grosses fatigues causées par les gens qu'il fallait torturer et envoyer à la potence.
Hans Fallada, Seul dans Berlin.

mardi 15 septembre 2009

La mémoire, c'est ce que l'on a perdu


Dante Gabriel Rossetti, 1877-1881, Delaware Art Museum

C'est bien connu, le désir, c'est ce que l'on ne possède pas. De même, pour Plotin, la mémoire découle de la distance, de l'exil, de la perte, c'est-à dire de tout ce qui fait le passé. L'exil et la distance engendre la mémoire autant que l'oubli. Il n'y a pas de mémoire pour les âmes immobiles.

6. On doit donc dire que ce n'est qu'aux âmes qui changent de place et d'état qu'appartient la mémoire; car c'est de choses qui se sont produites et qui se sont passées qu'il y a mémoire. En revanche, les âmes auxquelles il appartient de rester dans la même place et dans le même état, de quoi auraient-elles bien à se souvenir ? (…).

7. – Mais quoi ? Elles ne se souviendront pas qu'elles ont vu le dieu ?
_ Il faut plutôt dire qu'elles ne cessent de le voir. Et tant qu'elles le voient, il ne leur est sans doute pas possible de dire qu'elles l'ont vu. C'est là quelque chose qui ne peut arriver qu'à ceux qui ont cessé de voir.
– Eh bien, ne se souviennent-elles pas qu'elles ont fait le tour de la terre, hier ou l'année dernière, ni même qu'elles étaient vivantes hier, depuis longtemps et depuis le début de leur vie ?
– Non, car elles vivent depuis toujours. Et ce qui est toujours reste une seule et même chose. (…).
Plotin, Traités : Tome 4, 27-29 : Sur les difficultés relatives à l'âme 28, IV, 4.

La chasse au sanglier


Il était en chasse; ce vieux policier était un vrai chasseur. Il avait cela dans le sang et détestait les hommes comme d'autres chasseurs détestent les sangliers. Que les sangliers et les hommes dussent mourir au terme de la chasse, cela ne le troublait pas. C'était la destinée du sanglier de mourir ainsi; et c'était également le destin des hommes d'écrire de telles cartes.


Il s'intéressait à ce cas; il se passionnait. Au fond, il lui était tout à fait égal de mettre ou non la main au collet d'un criminel. Escherich, on l'a déjà dit, était en chasse. Pas pour la proie, mais parce que la chasse est un plaisir. Il savait bien ce qui se passerait au moment où le gibier serait terrassé, où le coupable serait arrêté et où ses crimes lui seraient démontrés à suffisance : à ce moment précis, Escherich n'éprouverait plus aucun intérêt pour cette affaire. Le gibier terrassé, l'homme mis en détention préventive, la chasse serait terminée. Au suivant !

Hans Fallada, Seul dans Berlin.

jeudi 10 septembre 2009

De l'âme, des corps, du destin, du raisonnement



12. Et les âmes humaines qui aperçoivent leur image, comme si c'était dans le miroir de Dionysos, viennent s'installer ici après s'être précipitées de là-haut, sans pour autant être aucunement séparées du principe qui est le leur, l'Intellect. Car elles ne sont pas venues avec l'Intellect : en réalité, elles sont allées jusqu'à [5] la terre, mais leur tête est restée solidement fixées en haut dans le ciel. Elles sont descendues plus bas, parce que leur partie intermédiaire était obligée de prodiguer leurs soins à ce jusqu'à quoi elles s'étaient portées, et qui avait besoin de soins. Mais Zeus le père, compatissant à la souffrance de ces êtres, rend mortels les liens qui les font souffrir et leur accorde des périodes de repos en les rendant libres de corps pendant certaines périodes de temps [10], pour leur permettre à elles aussi de se retrouver là-bas où reste toujours l'âme du monde qui, elle, ne se tourne en aucune façon vers les choses d'ici-bas. Car ce que l'âme du monde possède, c'est l'univers qui existe déjà, à qui il ne manque ni ne manquera rien, et qui est assujetti à des cycles temporels dont les limites sont fixées de toute éternité suivant des rapports d'alternance établis.

13. La règle inéluctable et la justice sont inscrites dans la nature qui commande à chaque âme de se diriger en suivant son rang vers le corps particulier qui est l'image engendrée du modèle correspondant au choix préalable qu'elle a fait et à la disposition qui est en elle. Cette règle c'est que chaque espèce d'âme se trouve dans le voisinage de ce [5] vers quoi le porte la disposition qui est en elle, et il n'est pas besoin qu'un être à un moment donné l'envoie et l'entraîne pour qu'elle entre dans ce corps-ci ou ce corps-là, mais lorsque ce moment est venu, elle descend et s'installe automatiquement, pour ainsi dire, là où il faut.

(...)

Les âmes ne viennent ni de leur plein gré ni parce qu'elles ont été envoyées; ou du moins, dans leur cas, le plein gré ne correspond pas à un choix préalable. C'est plutôt quelque chose comme bondir naturellement ou comme éprouver le désir d'avoir des relations sexuelles, ou [20] être amené sans réflexion à éprouver de belles actions. Pour tel être telle destinée est toujours fixée, celle-ci maintenant et celle-là ensuite. L'Intellect qui est antérieur au monde a lui aussi une destinée, celle de rester là où il est et d'envoyer autant de lumière que possible; et c'est conformément à une loi que chaque rayon de lumière, subordonné à l'universel, est envoyé. L'universel en effet [25] réside en chaque chose. Et ce n'est pas de l'extérieur que la loi tire la force de s'accomplir, mais elle est donnée à ceux qui en font usage et qui la transportent partout. Et si le temps venu, ce que la loi souhaite voir se produire se trouve réalisé par des êtres qui ont intégré la loi, de sorte que ce sont eux qui accomplissent la loi parce qu'ils transportent partout [30] cette loi qui tire sa force du fait qu'elle est établie en eux, qu'elle pèse pour ainsi dire sur eux et qu'elle produit en eux un désir empressé qui s'apparente aux douleurs de l'enfantement, celui d'aller là où ce qui est en eux leur dit pour ainsi dire d'aller.


18. – Est-ce que l'âme fait usage du raisonnement avant de venir dans un corps et encore après en être sortie ?
– Non, c'est lorsqu'elle est déjà tombée dans l'embarras qu'elle est pleine de préoccupation, et surtout lorsqu'elle est dans un état de faiblesse qu'elle fait ici-bas usage du raisonnement. Car avoir besoin du raisonnement, c'est la marque d'un amoindrissement de l'intellect qui ne se suffit plus à lui-même. [5] Il en va comme dans les techniques où le raisonnement intervient lorsque les techniciens se trouvent dans l'embarras, tandis que, quand il n'y a pas de difficulté, la technique domine et agit.
Plotin, Traités : Tome 4, 27-29 : Sur les difficultés relatives à l'âmeTraité 27, IV.


mercredi 9 septembre 2009

On s'en fout

Il y a 2000 burqa en France.

Comme un filet jeté dans l'eau...


photo kwilliams

Quand Plotin dit qu'"à aucun moment le monde ne s'est trouvé dépourvu d'âme", je me demande dans quelle mesure les chiites ont plus tard repris, ou redéfini si l'on veut, la même formule : en disant : Jamais le monde (ou la terre) n'est privé de son Imam.

En fait, c'est sur l'âme de l'univers qu'il convient sans aucun doute de s'interroger en premier lieu; ou plutôt c'est une nécessité de procéder ainsi. Mais il faut bien comprendre que les termes "entrée" et "animation" sont utilisés dans cet exposé [15] dans un but d'enseignement et de clarté. En effet, à aucun moment le monde ne s'est trouvé dépourvu d'âme, à aucun moment non plus la matière ne s'est trouvée privée d'ordre. En revanche, dans le cadre d'un exposé, il est possible de concevoir l'âme et le corps en les séparant l'un de l'autre; il est permis dans le discours [20] et par la pensée d'isoler les termes du composé où ils forment un tout. Voici la vérité sur ce point. S'il n'y avait pas de corps, l'âme ne procéderait pas, puisqu'il n'y a pas d'autre lieu que le corps où il soit naturel qu'elle se trouve. Or, si elle doit procéder, il lui faut engendrer pour elle-même un lieu, et par suite un corps. Or le repos de l'âme est pour ainsi dire garanti par le Repos en soi; c'est comme si une forte lumière [25] brillant de tout son éclat se changeait en obscurité, une fois arrivée aux confins extrêmes qu'atteint la lumière de ce feu. Voyant cette obscurité, qui dès lors se trouvait là comme substrat, l'âme l'a informée. Car il n'est pas permis, on le sait, que ce qui se trouve dans le voisinage de l'âme n'ait point part à une "raison", du genre de celle que reçoit, on le sait, ce qui est dit obscur dans l'obscur qui est venu à l'être. Or, venu à l'être comme s'il était une demeure belle et variée, [30] le monde n'est pas coupé de ce qui l'a produit, sans pourtant rien communiquer de lui-même à l'âme. Mais tout entier en toutes ses parties le monde est jugé digne par son fabricant de soins qui lui sont utiles puisqu'ils lui donnent l'être et la beauté, dans la mesure bien sûr où le monde peut participer de l'être. Le monde ne peut causer aucun tort à l'âme qui s'en occupe, car c'est en restant là-haut qu'elle s'occupe de lui. C'est de cette manière que le monde est pourvu d'une âme. [35] Il a une âme qu'il ne possède pas, mais qui lui est présente; il est dominé sans dominer, il est possédé sans posséder. Car il se trouve dans une âme qui le soutient et il n'est rien en lui qui ait part à cette âme. C'est une vie qui peut être comparée à un filet jeté dans l'eau et qui est incapable de retenir l'eau dans lequel il est plongé. Em fait, dans la mesure où il le peut, le [40] filet s'étend aussi loin que s'étend la mer qui s'étendait là avant lui, car aucune de ses parties ne peut se trouver ailleurs que là où se trouve la mer. Or, par nature, l'âme est si grande, et cela parce qu'elle est dépourvue de grandeur, qu'elle renferme le corps dans sa totalité en un même lieu, et partout où ce corps s'étend, là est l'âme. Et si ce corps n'existait pas, [45] cela ne ferait aucune différence pour elle en ce qui concerne la grandeur; car l'âme est ce qu'elle est. Le monde est aussi grand que l'est l'âme, et la limite de sa grandeur correspond au point jusqu'où il peut procéder en restant sous la sauvegarde de l'âme. Ce qui revient à dire que l'ombre projetée est aussi étendue que l'est sa "raison" qui vient de l'âme, et ette raison est en mesure de [50] produire une grandeur d'une dimension aussi importante que celle qu'a souhaitée produire la Forme qui lui correspond.

Plotin, Traités : Tome 4, 27-29 : Sur les difficultés relatives à l'âme Traité 27, IV.



mardi 8 septembre 2009

Seuls dans Berlin


Elle comprit à cet instant que, par cette première phrase, il avait déclaré la guerre, aujourd'hui et à jamais. Confusément, elle comprit ce que cela signifiait. D'un côté, eux deux, les pauvres petits travailleurs insignifiants, qui pour un mot pouvaient être anéantis pour toujours. Et de l'autre côté, le Führer et le Parti, cet appareil monstrueux, avec toute sa puissance, tout son éclat, avec derrière lui les trois quarts, oui, les quatre cinquièmes de tout le peuple allemand. Et eux deux, seuls ici, dans cette petite chambre de la rue Jablonski !...



Qu'étaient-ils il y a encore un instant ? Ils avaient mené des existences inconnues, dans un grand fourmillement sombre. Et à présent les voilà tout seuls, tous les deux unis, élevés sur le pavois. Il fait un froid glacial autour d'eux, tant ils sont seuls.

Seul dans Berlin, Hans Fallada.

lundi 7 septembre 2009

Sur les difficultés relatives à l'âme

Comme tous les incorporels, c'est seulement quand elle le souhaite que l'âme s'incline vers un corps.

Contrairement aux gnostiques, Plotin estime que la production de la matière ne peut être la conséquence d'une faute, et que l'âme ne saurait commettre une faute que sous l'influence de la matière. Il n'est pas concevable que la matière puisse se trouver "à l'écart" de la puissance divine, dont elle est un produit nécessaire. Bref, pour Plotin, l'âme engendre la matière et la configure, sans commettre de faute : c'est dans l'innocence que l'âme engendre la matière, et cette dernière est toujours recouverte d'une trace de l'âme.


Beit Alpha, VIº siècle

La providence divine, (qui correspond grosso modo à l'activité de l'âme du monde) détermine le cadre rationnel général du devenir, sans toutefois intervenir directement dans la moindre action. Il convient donc de distinguer prudemment causes lointaines et causes prochaines. Le voleur et l'assassin sont bel et bien responsables de leurs actes sans que l'ensemble des causes cosmiques puissent être convoquées pour justifier l'inacceptable. Même les circonstances dites "atténuantes" n'effacent pas le poids de la décision. Cela étant, Plotin ne renonce pas complètement à parler du destin, de ce fatum que l'on croit pressentir quand l'imprévisible qui arrive semble avoir une certaine nécessité. Le surcroît de réalité propre à ce que l'on ne peut prévoir et qui arrive cependant n'est pas abandonné à la logique désabusée du "c'est comme ça". Bien que les maux ne relèvent pas des dieux, bien que l'homme soit libre, ce qui arrive s'inscrit dans l'ordre du monde. Le destin selon Plotin apparaît comme l'ultime trace de la providence, non pas une liaison nécessitante comme dans le cas du cycle des saisons ou de la course des astres, mais une liaison néanmoins telle que nos actes peuvent dans une certaine mesure être prévus.

Plotin, Traités : Tome 4, 27-29 : Sur les difficultés relatives à l'âme; Introduction, L. Brisson.

Au tour des dames, maintenant


Yhwh dit :

Comme elles prennent de grands airs, les filles de Sion
comme elles déambulent en haussant le menton
elles font les yeux doux
vont d'un pas chaloupé
trottinant font tinter les grelots de leurs pieds –
mais le Maître va couvrir de croûtes
le crâne des filles de Sion
Yhwh va exhiber leur sexe.

Ce jour-là, ¥hwh les dépouillera de leurs charmes : de leurs grelots, bandeaux, anneaux, de leurs breloques et pendeloques, de leurs voilettes, de leurs agrafes, bracelets d'orfèvres, ceintures d'étoffe, flacons d'essence, fétiches de chance, de leurs bagues et boucles de nez, de leurs mantes, de leurs capelines, leurs houppelandes, leurs sacs à main, de leurs miroirs et leurs mantilles, de leurs tiares et leurs mantelets. Sous le parfum, la pourriture, sous le casaquin le carcan, sous le chignon le crâne chauve, sous le corsage le sac de chanvre. Oui, sous la beauté la brûlure.
La Bible - Nouvelle traduction, Isaïe, 3, 16-24, trad, Pierre Alfieri, Jacques Nieuviarts.

dimanche 6 septembre 2009

Quand Yhwh se fâche


... et que le torchon brûle (une fois de plus) avec Jérusalem, ça donne ça :

tous ces sacrifices pour moi
à quoi bon ? dit Yhwh, ils m'écœurent
ces holocaustes de béliers
ce graillon de veau gras
ce sang de taureaux et d'agneaux et de boucs
je n'y prends pas plaisir –
quand vous paraissez devant moi
qui demande à vos mains de fouler mon enceinte ?
n'en jetez plus, de ces offrandes creuses
j'ai horreur de l'encens –
et la nouvelle lune
et le shabbat
et le rappel qu'on bat :
culte contraint et criminel
je n'en peux plus
et vos nouvelles lunes
et vos jours fériés
je les abhorre
ils m'épuisent, je les ai assez supportés –
tendez les paumes de vos mains
je détourne les yeux
moulinez vos prières
je n'y suis plus, je n'écoute plus
vos mains trempées de sang –
allez donc vous laver
allez vous nettoyer
détachez le mal de vos actes
que je ne le voie plus
mettez fin aux méfaits
apprenez le bien
recherchez le droit
corrigez la brute
défendez la veuve
les droits de l'orphelin

Très bien, expliquons-nous, dit Yhwh :
vos erreurs écarlates
blanchiront comme neige
comme laine blanchiront les plus rouges
si vous vous décidez
et si vous m'avez écouté
vous mordrez dans les biens de la terre
si vous vous arc-boutez
si vous m'avez résisté
c'est l'épée qui vous mordra
– oui la bouche de Yhwh a parlé

Comment a-t-elle fini putain
la ville indéfectible où le droit fleurissait ?
la justice va loger à l'enseigne des assassins –
ton argent n'est plus que raclure
ton vin est coupé d'eau
tes meneurs ? des crapules
une bande de voleurs
ils ne crachent pas sur les pots-de-vin
ils profitent des faveurs
ils déboutent l'orphelin
et la cause de la veuve
n'arrive pas jusqu'à eux


La Bible - Nouvelle traduction, Isaïe, 1, 11-24.

jeudi 3 septembre 2009

Hasard et bonheur


Quand on a la possibilité de vivre et que l'on vit, c'est un bonheur accordé par le ciel. Quand vient le temps de la mort et que l'on meurt, c'est un bonheur accordé par le ciel. Si l'on peut vivre et que l'on ne vit pas, c'est un châtiment du ciel. Si l'on devait mourir et que l'on ne meurt pas, c'est un châtiment du ciel.

Si quelque chose peut vivre ou mourir et qu'il obtienne l'un ou l'autre, c'est affaire de destin. Si quelque chose ne peut pas vivre ou mourir et qu'il obtienne l'un ou l'autre, c'est affaire de destin.

Ce qui fait que la vie est réellement la vie, et la mort réellement la mort, cela ne dépend ni du monde extérieur, ni de nous-mêmes, car tout est destin. Comprendre ce mystère est impossible.

C'est pourquoi il est dit :

Le Tao du ciel est caché, on ne le rencontre nulle part,
il est uni, indifférent comme le désert.
Le Tao du ciel plane partout.

La terre et le ciel ne peuvent pas le violer.

Les saints et les sages ne peuvent rien contre lui.
Les esprits et les démons ne peuvent pas le tromper.

Ce "soi-même" altère tout en silence.

Il tient tout en équilibre et en repos, il va droit devant lui.

Le Vrai Classique du vide parfait, Lie-tseu.

mercredi 2 septembre 2009

Des yeux aveuglés de lumière



JEUNE FEMME – Des yeux qui peut-être ne voient pas du tout, qui sont aveuglés de lumière.
MADELEINE : – Non. Des yeux qui voient seulement l'immortalité.

Marguerite Duras, Savannah Bay.

mardi 1 septembre 2009

L'homme de Yen et le farceur


Ding Guanpeng, National Palace Museum, Taiwan
Un homme de Yen, né à Yen, avait été élevé à Tch'ou. Devenu vieux, il retourna au pays natal. Comme il arrivait en vue de Tsin, un voyageur qui suivait la même route que lui le trompa. Il lui montra les remparts (de Tsin) et lui dit : "Voici les remparts de Yen."

L'homme de Yen devint mélancolique et changea de contenance. Son compagnon de route lui indiquant un autel (dédié aux génies) du sol dit : " Voici un autel de ton pays natal." L'homme de Yen poussa alors de profonds soupirs. L'autre lui montra une chaumière : "Voici la demeure de tes ancêtres", dit-il, et l'homme de Yen, ému jusqu'aux larmes, se mit à pleurer. Son compagnon lui montra alors des tertres et lui déclara : "Voici les tombes de tes aïeux." L'homme de Yen ne put retenir ses sanglots. Son compagnon se mit à rire bruyamment et dit : "Je t'ai joué une farce : c'est ici le pays de Tsin." L'homme de Yen se sentit honteux. Quand il arriva pour de bon dans sa patrie, voyant les vrais remparts de son pays natal, les autels, les chaumières et les tombes de ses ancêtres, son émotion était fortement émoussée.
Le Vrai Classique du vide parfait, Lie-tseu.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.