jeudi 20 août 2009

Le quotidien


photo :Gerard Delafond
Le quotidien est humain. La terre, la mer, la forêt, la lumière, la nuit ne représentent pas la quotidienneté, laquelle appartient en premier lieu à la dense présence des grandes agglomérations urbaines. Il faut ces admirables déserts que sont les villes mondiales pour que l'expérience du quoditien commence à nous atteindre. Le quotidien n'est pas au chaud dans nos demeures, il n'est pas dans les bureaux ni dans les églises, pas davantage dans les bibliothèques ou les musées. Il est – s'il est, quelque part – dans la rue.

Il ne faut pas douter de l'essence dangereuse du quotidien, ni de ce malaise qui nous en saisit, chaque fois que, par un saut imprévisible, nous nous en écartons et, nous tenant en face de lui, découvrons que rien précisément ne nous fait face : "Comment ? C'est cela, ma vie quotidienne ?" Non seulement, il n'en faut pas douter, mais il ne faut pas la redouter, il faudrait bien plutôt chercher à ressaisir la secrète capacité destructrice qui est là en jeu, la force corrosive de l'anonymat humain, l'usure infinie. Le héros, pourtant homme de courage, est celui qui a peur du quotidien et qui en a peur, non pas parce qu'il craint d'y avoir trop à son aise, mais parce qu'il redoute d'y rencontrer le plus redoutable : une puissance de dissolution. Le quotidien récuse les valeurs héroïques, mais c'est qu'il récuse bien davantage, toutes les valeurs et l'idée même de valeur, ruinant toujours à nouveau la différence abusive entre authenticité et inauthenticité. L'indifférence journalière se situe à un niveau où la question de valeur ne se pose pas : il y a du quotidien (sans sujet, sans objet), et tandis qu'il y en a, le "il" quotidien n'a pas à valoir et, si la valeur prétend cependant intervenir, alors "il" ne vaut "rien" et "rien" ne vaut à son contact. Faire l'expérience de la quotidienneté, c'est se mettre à l'épreuve du nihilisme radical qui est comme son essence et par lequel, dans le vide qui l'anime, elle ne cesse de détenir le principe de sa propre critique.

Maurice Blanchot, L'Entretien infini

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.