samedi 16 août 2008

"Chapeaux bas !"


"Kostoglotov n'arrivait pas à digérer ce qu'il avait entendu dire à ceux qui étaient restés en liberté : que ce jour-là, deux ans plus tôt, les vieillards avaient pleuré, les jeunes filles avaient pleuré, que c'était soudain comme si le monde s'était trouvé orphelin. Il n'arrivait pas à se l'imaginer, parce qu'il se rappelait comment cela s'était passé chez eux. Un beau jour on ne les avait pas emmenés au travail, on n'avait pas ouvert les baraquements où ils étaient parqués. Et le haut-parleur, en dehors de la zone, que l'on entendait toujours, avait été stoppé. De tout cela, il ressortait clairement que les autorités avaient perdu la tête, qu'il leur était arrivé un grand malheur. Or, un malheur pour les patrons, c'est une joie pour les bagnards ! On ne travaille plus, on peut rester coucher, la ration est livrée à domicile. D'abord, on avait dormi tout son soûl, puis on avait commencé à trouver ça bizarre, puis, ça et là, on s'était mis à jouer de la guitare, de la bandoura, à aller d'une baraque à l'autre en essayant de deviner. On a beau enterrer le bagnard au fin fond d'un trou perdu, la vérité finit toujours par filtrer, toujours ! - par la boulangerie, par la chaufferie, par la cuisine. Et la chose avait commencé à se répandre ! Pas très fermement d'abord : quelqu'un parcourait le baraquement, s'asseyait sur les planches : "Ohé, les gars ! Il paraît que l'ogre a crevé... - Sans blagues ? - Pas possible ! - Tout à fait possible ! - Il était temps !" Et un grand rire en choeur ! En avant les guitares, en avant les balalaïkas ! Mais vingt-quatre heures durant, les baraquements étaient restés fermés. Et le lendemain matin (il gelait encore, comme il se doit en Sibérie), on avait fait aligner tous les détenus sur le lieu de rassemblement ; le major, les deux capitaines, les lieutenants, tout le monde était là; Et le major, le visage noir tellement il était malheureux, avait annoncé :
"C'est avec une profonde affliction... hier à Moscou..."
Et un sourire, il fallait se retenir pour ne pas jubiler ouvertement, avait illuminé toutes ces gueules de bagnards, sombres, grossières, rugueuses, avec leurs pommettes saillantes. Et voyant s'épanouir ces sourires, le major, hors de lui, avait commandé :
"Chapeaux bas !"
Et l'espace d'un instant, tout était resté en balance, sur le tranchant du couteau : désobéir, ce n'était pas encore possible ; obéir, c'était trop vexant. Mais, devançant tout le monde, le bouffon du camp, un humoriste-né, avait arraché son bonnet "à la Staline", en imitation de fourrure, et l'avait lancé en l'air ! Il avait obéi !
Et des centaines d'yeux l'avaient vu ! Et des centaines de mains jetaient leurs bonnets en l'air !
Et le major avait dû avaler !
Et voilà qu'à présent Kostoglotov apprenait que les vieillards avaient pleuré, que les jeunes filles avaient pleuré, et que le monde entier paraissait être devenu orphelin..."

Alexandre Soljenitsyne, Le Pavillon des Cancéreux

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.