mardi 24 juin 2008

"mon coeur ne dévoile pas son amour à mon corps"


Passage curieux sur la séparation du corps et de l'esprit, non point cette fois dans le classique conflit des ascètes, mais sur l'indifférence de l'un pour l'autre, au sens où il lui tait son secret et ne prend pas la peine de se soucier de l'apaprence. Comble des bonnes manières de l'amant (adab), taire son coeur à sa chair, ou l'absolu du Secret :
"Ahmad ibn 'Alî al-Qurachî al-Qazwinî (transmetteur non identifié) a rapporté ce récit qu'il avait entendu de la bouche de Dhû-l-Nûn : "Mon père m'avait raconté, au sujet d'un de ces êtres qui sont constamment plongé dans l'affliction, une chose qui l'avait rempli d'étonnement. Or, au cours d'un de mes déplacements, j'eus moi-même la surprise de me trouver en présence d'un jeune homme, au visage agréable, au teint frais, au corps replet, mais chez qui l'on décelait l'affliction sincère qu'il y avait au fond de lui et le chagrin qui l'envahissait intérieurement. Je lui dis alors : "Je vois en toi une chose surprenante ! - Quoi donc ? - Ton être intérieur est en contradiction avec ton apparence". Il sourit, et me répondit : "C'est que je cache l'affliction de mon coeur à mon âme (Ici, le traducteur dit "sic, on s'attendrait plutôt "à mon corps", mais peut-être s'agit-il de l'âme charnelle, le nafs ?) pour la protéger. Je livre mon esprit à l'épreuve et au deuil, et je laisse mon corps à sa nourriture et à son embonpoint, de sorte qu'il ignore ce que je ressens. - Une telle chose est-elle possible ? - Et pourquoi pas ? N'as-tu jamais entendu ces paroles du poète :
"Elle s'écria : que se passe-t-il pour ton corps, Sâlim ! pour moi, habituellement, le corps des amants tombe malade !
Je lui répondis : mon coeur ne dévoile pas son amour à mon corps, et mon corps reste ignorant de sa passion."
Puis il ajouta : "Ne sais-tu pas que celui qui protège une chose, la tient cachée ?", comme l'a dit le poète :

"Elle a des pensées secrètes, repliées dans son coeur,
et ce coeur a caché qu'elles se trouvaient au fond de lui."
Et un autre poète y a fait allusion :
"Mon coeur a aimé, sans que mon corps le sache. S'il l'avait su, il n'aurait pas gardé son embonpoint."


La vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l'Egyptien / Ibn'Arabî \; trad. de l'arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.