mercredi 30 avril 2008

"Le roman est un rêve vérace et un rêve décevant. "



BNF
Supplément persan 1029, folio 209
Les Cinq Poèmes de Nezâmî, Les Sept Portraits


Bahrâm Goûr passe le samedi dans le pavillon à la coupole noire et écoute le récit de la fille du roi d'Inde
Ecole safavide, 1620-1624

Les vérités dévoilées dans les faces de beauté et dans les récits légendaires seront les miroirs du Soi authentique du prince Bahrâm, et le roman entier peut se lire comme une quête de ce Soi au prisme des épiphanies. Celles-ci révèlent autant de figures de l'activité créatrice divine, et ces figures ne font qu'un avec les aspects intimes du Soi. "Qui se connaît connaît son Seigneur", "énonce une célèbre tradition. Dans la connaissance de soi, le devenir immortel, cette finalité de la sagesse, s'effectue par l'unification de l'amant avec l'Aimé, du Seigneur personnel dévolu au Soi et de la subjectivité qui le recherche. "

"Le corps se forme à la souveraineté et l'âme à la droiture. Pour préserver l'esprit de justice, rien n'est supérieur au mépris du monde. C'est pourquoi Nezami multiplie les adages où est répétée l'exigence d'un désenchantement du monde. Celui-ci est flux d'apparence, le temps est lourd des poisons de la vie, le monde n'est rien au regard de l'infinité divine, les pluralités trompeuses doivent s'effacer au profit de la seule adoration de l'Un.

Cette insistance à rappeler la vanité des apparences sensibles rend délicate l'interprétation du roman. Comment la concilier avec le chant des épiphanies ? Il n'est pas de paysage qui ne devienne paradis ou roseraie, ou qui ne se convertisse en terre infernale peuplée de goules et de dives. Pas un visage ou un corps de femme qui ne crée le désir par son pouvoir magique d'apparition. La rhétorique est celle de l'imagination active, que les philosophes de l'islam apprendront à reconnaître telle une faculté immatérielle, ouvrant l'accès à un monde vivant en soi et pour soi : le monde imaginal. Ce monde est l'analogue de la terre de lumière du néoplatonisme, le monde de l'Âme, situé entre le monde sensible et le monde intelligible. Là vivent les archétypes lumineux des vivants inférieurs. Nezâmi conçoit, semble-t-il, le lieu imaginal comme un royaume double, où veillent des formes paradisiaques et des formes démoniaques, au point qu'il arrive à un corps spirituel de pure splendeur de se transformer en immonde succube, pour soutirer la semence du malheureux que l'apparition a dupé. Et telle est la difficulté : le monde imaginal entre en complicité avec le pire des imaginaires trompeurs, lui donnant l'affreuse consistance du mirage. Dans le monde imaginal, pensé par Sohravardi, ce contemporain de Nezâmi, aucune coalescence ne mêle imaginaire et réalité corporelle de l'imaginal. Dans le monde imaginal, les réalités intelligibles, les anges se corporalisent."

Et ce à tel point, que chez Sohravardi, le barzakh n'est pas l'entre-deux mondes, le lieu où l'on peut réaliser les épiphanies, les prophéties, etc. Non, chez ce grand optimiste, le barzakh c'est déjà l'écran de la matière, c'est le corps, extérieur aux Lumières, et cependant miroir. Alors que pour Ibn Arabî, par exemple :
"l’Entre-Deux est une séparation idéale entre deux choses voisines, qui jamais n'empiètent l'une sur l'autre; c'est, par exemple, la limite qui sépare la zone d'ombre et la zone éclairée par le soleil. Cependant les sens sont incapables de constater une séparation matérielle entre les deux ; c'est l'intellect qui juge qu'il y a là quelque chose qui les sépare. Cette séparation idéale, c'est cela l’Entre-Deux. "(Les Conquêtes de La Mecque).
Pour Sohravardi, il y a le monde de la réalité authentique, le lieu de la quiddité. Il y a les corps physiques, qui sont écrans et reflets (un peu comme la lune "noire" est miroir du Soleil). Parce que sans la Lumière-Être, il n'y a rien, le barzakh est "substances obscures", ou "substances ténébreuses", "porteuses de mort et de nuit", soumis aux âmes régentes.

Chez Nezâmi aussi, c'est "à une telle incorporation de l'intelligence que nous assistons, quand la beauté d'outre-monde s'épiphanise dans les courbes imaginales dont les légendes sont tissées : corps de houris, lèvres de roses, tailles de cyprès, ces métaphores canoniques ne sont pas des allégories précieuses. Elles nous transportent en un monde réel, accessible par l'imagination, un monde de matière lucide, éloigné des fadeurs du monde prosaïque. Le plus grand nombre des contes d'amour, de terreur et de joie se déroule ainsi au monde imaginal. "

Mais, mais, mais, chez Nezâmi, le conte devient fantastique, c'est-à-dire inquiétant, car il y a effraction d'un monde par l'autre :

"Or ce monde, dans l'art de Nezâmi, ne se situe plus au-delà du monde sensible. Il n'est pas inaccessible aux sens mais présent, voisin, il se prépare sans cesse à faire événement dans la vie familière. Les héros s'égarent, passent d'un monde à l'autre. Le monde imaginal envahit le monde sensible, les formes apparitionnelles surgissent, puis disparaissent."

Ainsi, là où chez Ibn Sîna, Shorawardî, et tous les gnostiques, la vie "terrrestre" est rêve, illusion, et l'au-delà est réalité, éveil, chez Nezamî, on ne cesse de s'éveiller d'un cauchemar ou d'un rêve pour entrer dans une apparence de réalité, qui à son tour est peut-être rêve ou cauchemar, avec, en plus une horrible collusion entre les mondes. C'est le rêveur qui s'éveille d'un cauchemar, fait ouf quand il retrouve sa chambre et son lit, et à peine ferme-t-il les lieux que le monstre gratte aux carreaux de sa fenêtre...

"A l'inverse, le monde sensible se métamorphose continûment en formes "en suspens", comme les nommera Sohravardi. Citadelles en suspens que sont les femmes parfaites qui séduisent et égarent, come si elles naissaient d'un sol qu'elles eussent transfiguré. Si les sept récits ne content pas cette invasion du monde sensible par les formes imaginales, comment expliquer l'alchimie qu'ils mettent en scène ? Cette effraction du sensible par l'imaginal, cette confusion éblouissante de l'imaginal et du sensible sont au coeur de la poésie de Nezâmi. Il faut pourtant soutenir que ces flux d'apparitions se transforment souvent en erreurs instantanées, en trompeuses captations du désir. Nezâmi joue sur le double registre de l'imaginaire et de l'imaginal. Dans l'univers imaginal, l'imaginaire trompeur forge ses armes. Dans l'imaginaire, la forme authentique d'outre-monde se modifie en simple voie d'illusion. La sensibilité reçoit la richesse de l'imagination visionnaire, et soudain les yeux se dessillent : cette imagination était rongée, attaquée par la vanité du rêve. Le rêve lui-même est inquiétante étrangeté : "Ô combien de rêves effrayants qui s'avèrent/à l'interprétation pleins de joie." Le roman est un rêve vérace et un rêve décevant. Entre imaginal et imaginaire, entre corps de gloire et de peur, ombres et violences d'au-delà, la virtuosité de Nezâmi nous enchante, avant de nous priver de notre plaisir dans la mélancolie, cet autre plaisir, prélude à l'ascèse."

Christian Jambet, Post-face aux Sept portraits.

Le Pavillon des sept princesses

"le dieu dans la chair égarée"


"Alors, ? Alors, calmement, je réponds qu'il y a trop d'imbéciles sur cette terre. Et puisque je le dis, il s'agit de le prouver."

"Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d'où un authentique surgissement peut prendre naissance."

"L'homme n'a pas la possibilité de reprise, de négation. S'il est vrai que la conscience est activité de transcendance, nous devons savoir aussi que cette transcendance est hantée par le problème de l"amour et de la compréhension. L'homme est un OUI vibrant aux harmonies cosmiques. Arraché, dispersé, confondu, condamné à se voir dissoudre les unes après les autres les vérités par lui élaborées, il doit cesser de projeter dans le monde une antinomie qui lui est coexistante."

"Dernièrement un Martiniquais arrivant au Havre entre dans un café. Avec une parfaite assurance, il lance : "Garrçon ! un vè de biè." Nous assistons là à une véritable intoxication. Soucieux de ne pas répondre à l'image du nègre-mangeant-les-R, il en avait fait une bonne provision, mais il n'a pas su répartir son effort."

"Nous verrons pourquoi l'amour est interdit aux Mayotte Capécia de tous les pays. Car l'autre ne doit pas me permettre de réaliser des phantasmes infantiles : il doit au contraire m'aider à les dépasser."

"Quand il s'agit de comprendre pourquoi l'Européen, l'étranger, fut appelé vazaha, c'est-à-dire "honorable étranger" ; quand il s'agit de comprendre pourquoi les Européens naufragés furent accueillis à bras ouverts, pourquoi l'Européen, l'étranger, n'est jamais conçu comme ennemi ; au lieu de le faire en partant de l'humanité, de la bieveillance, de la politesse, traits fondamentaux de ce que Césaire appelle les "vieilles civilisations courtoises", on nous dit que c'est tout simplement parce qu'il y avait, inscrit dans les "hiéroglyphes fatidiques" - l'inconscient, en particulier, - quelque chose qui du Blanc faisait le maître attendu."


"J'arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses, mon âme plein du désir d'être à l'origine du monde, et voici que je me découvrais objet au milieu d'autres objets.Enfermé dans cette objectivité écrasante, j'implorai autrui. Son regard libérateur, glissant sur mon corps devenu soudain nul d'aspérités, me rend une légéreté que je croyais perdue et, m'absentant du monde, me rend au monde. Mais là-bas, juste à contre-pente, je bute, et l'autre, par gestes, attitudes, regards, me fixe, dans le sens où l'on fixe une préparation par un colorant. Je m'emportai, exigeai une explication... Rien n'y fit. J'explosai. Voici les menus morceaux par un autre moi réunis."

"Les psychanalystes disent que pour le jeune enfant il n'y a rien de plus traumatisant que le contact du rationnel. Je dirai personnellement que pour un homme qui n'a comme arme que la raison, il n'y a rien de plus névrotique que le contact de l'irrationnel."

"C'est mon professeur de philosophie, d'origine antillaise, qui me le rappelait un jour :"Quand vous entendrez dire du mal des Juifs, dressez l'oreille, on parle de vous."

"L'estropié de la guerre du Pacifique dit à mon frère : "Accommode-toi de ta couleur comme moi de mon moignon ; nous sommes tous deux des accidentés." Pourtant, de tout mon être, je refuse cette amputation. Je me sens une âme aussi vaste que le monde, véritablement une âme profonde comme la plus profonde des rivières, ma poitrine a une puissance d'expansion infinie. Je suis don et l'on me conseille l'humilité de l'infirme... Hier, en ouvrant les yeux sur le monde, je vis le ciel de part en part se révulser. Je voulus me lever, mais le silence éviscéré reflua vers moi, ses ailes paralysées. Irresponsable, à cheval entre le Néant et l'Infini, je me mis à pleurer."

Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon.

mardi 29 avril 2008

"Je ne faisais pas le dévôt parce que je ne pouvais m'assurer que je puisse durer à le contrefaire."



"Je ne faisais pas le dévôt parce que je ne pouvais m'assurer que je puisse durer à le contrefaire ; mais j'estimais beaucoup les dévôts ; et, à leur égard, c'est un des plus grands points de la piété. J'accomodais même mes plaisirs au reste de ma pratique. Je ne me pouvais passer de galanterie ; mais je la fis avec Mme de Pommereux, jeune et coquette, mais de la manière qui me convenait ; parce qu'ayant toute la jeunesse, non pas seulement chez elle, mais à ses oreilles, les apparentes affaires des autres couvraient la mienne, qui était, ou du moins qui fut quelques temps après plus effective. Enfin ma conduite me réussit, et au point qu'en vérité je fus fort à la mode parmi les gens de ma profession, et que les dévôts mêmes disaient, après M. Vincent, qui m'avait appliqué ce mot de l'Evangile : que je n'avais pas assez de piété, mais que je n'étais pas trop éloigné du royaume de Dieu."

"le Roi mourut. M. de Beaufort, qui était de tout temps à la Reine, et qui en faisait même le galant, se mit en tête de gouverner, dont il était moins capable que son valet de chambre. M. l'évêque de Beauvais, plus idiot que tous les idiots de votre connaissance, prit la figure de premier ministre, et il demanda dès le premier jour, aux Hollandais qu'ils se convertissent à la religion catholique, si ils voulaient demeurer dans l'alliance de France. La Reine eut honte de cette mômerie de ministère. Elle me commanda d'aller offrir, de sa part, la première place à mon père ; et voyant qu'il refusait obstinément de sortir de sa cellule des pères de l'Oratoire, elle se mit entre les mains de M. le cardinal Mazarin."

"Comme j'étais obligé de prendre les ordres, je fis une retraite dans Saint-Lazare, où je donnai à l'extérieur toutes les apparences ordinaires. L'occupation de mon intérieur fut une grande et profonde réflexion sur la manière que je devais prendre pour ma conduite. Elle était très difficile. Je trouvais l'archevêché de Paris dégradé, à l'égard du monde, par les bassesses de mon oncle, et désolé, à l'égard de Dieu, par sa négligence et par son incapacité. Je prévoyais des oppositions infinies à son rétablissement ; et je n'étais pas si aveuglé, que je ne connusse que la plus grande et la plus insurmontable était dans moi-même. Je n'ignorais pas de quelle nécessité est la règle des moeurs à un évêque. Je sentais que le désordre scandaleux de ceux de mon oncle me l'imposait encore plus étroite et plus indispensable qu'aux autres ; et je sentais, en même temps, que je n'en étais pas capable, et que tous les obstacles et de conscience et de gloire que j'opposerais au dérèglement ne seraient que des digues fort mal assurées. Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein, ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde : et parce qu'en le faisant ainsi on y met toujours des préalables, qui en couvrent une partie ; et parce que l'on évite, par ce moyen, le plus dangereux ridicule qui se puisse rencontrer dans notre profession, qui est celui de mêler à contretemps le péché dans la dévotion.

Voilà la sainte disposition avec laquelle je sortis de Saint-Lazare. Elle ne fut pourtant pas de tout point mauvaise ; car je pris une ferme résolution de remplir exactement tous les devoirs de ma profession, et d'être aussi homme de bien pour le salut des autres, que je pourrais être méchant pour moi-même."

"M. de Beaufort, pour soutenir ce qu'il faisait contre la Régente, contre le ministre et contre tous les princes du sang, forma une cabale de gens qui sont tous morts fous, mais qui, dès ce temps-là, ne me paraissaient guère sages..."

Cardinal de Retz, Mémoires.

La Beauté est le gibier des coeurs


"Abû Mu'taz billah, 846/869, calife réputé pour son éloquence :

comme sa mère - surnommée l'Impudente - l'incitait constamment à combattre les Turcs, meurtriers de son père, en lui montrant la chemise de ce dernier couverte de sang, Al-Mu'taz lui dit un jour :

255. Ôte-la de ma vue sinon, au lieu d'une chemise, il y en aura deux.

Ahmad ibn Yûsuf, .../828, vizir d'al-Ma'mun, épistolier et poète :

Il écrivit à l'un de ses amis, en guise d'invitation :
330. Le jour où l'on se rencontre est court
aussi pour lui venir en aide sois matinal.

'Ubaydallah ibn 'Abdallah ibn Tâhir, 838/913, gouverneur, érudit et poète :

678. Elle me servit à boire, dans une nuit pareille à ses cheveux,
un breuvage semblable à ses joues, et les gardes étaient loin.
Et je demeurais plongé dans les deux nuits, de ses cheveux et des ténèbres
entre les deux soleil du vin et d'un visage aimé.

Ibn Tabâtabâ al-Alawî, .../934, érudit, poète et professeur :

681. Je sacrifierais ma vie pour celui qui est absent de ma vue
et a sa place dans mon coeur, sans voile,
Si ma vue ne pouvait jouir de sa rencontre,
j'en ferais présent au messager qui m'annoncerait son retour.

La beauté est le gibier des coeurs, Tha'âlibî, trad. Odette Petit.

mercredi 23 avril 2008

Pisseboeuf et Poussevent

"Mon père, qui était orfèvre en la matière, assurait que la première qualité d'un homme de guerre était la sagacité ; la deuxième, la vaillance ; la troisième, la chance. A quoi il ajoutait que l'orsque l'on possédait les deux premières; la troisième vous était souvent donnée par surcroît."



"Il faut dire que ce groupe de statues entourant le Christ gisant était d'autant plus vivant qu'il se dressait en grandeur nature dans cette absidiole, vêtu de nos contemporaines vêtures et placé, non point sur quelque socle qui l'eût surélevé, mais de plain-pied avec les fidèles et sans aucune grille ou barrière qui les séparêt d'eux. Tant est qu'on le pouvait approcher et palper. Trois de ces personnages étaient des hommes, deux qui étaient vieils et maigrelets, se préparant à envelopper Jésus dans son suaire, et le troisième, jeune et beau, soutenant par-derrière Marie, laquelle, étant penchée douloureusement sur le divin fils, dérobait sa face sous ses voiles. Aussi bien n'était-ce pas à ceux-ci que s'intéressaient Pisseboeuf et Poussevent, mais à trois femmes qui étaient mêlées à ce groupe et dont la corporelle enveloppe, du moins telle que le statuaire l'avait fait saillir du marbre par son ciseau, ne faillait ni en grâce ni en élégance.
- Et qui c'est, cette drola, disait Poussevent, laquelle s'encontre à la dextre de Marie, et qui porte au bras senestre de tant beaux bracelets ?
- M'est avis que c'est Elisabeth, dit Pisseboeuf, qui ayant été clerc, se piquait de saint savoir.
- Et qui est cette Elisabeth ?
- La cousine de Marie.
- Elle a belle face, dit Poussevent, mais sévère.
- Tu ne voudrais pas qu'elle s'ébaudisse, voyant ce qu'elle voit ?
- Quand même ! Elle me plaît moins que la commère, à la sénestre de Marie, la celle qui a des tétins comme des melons, un gros ventre bien rondelet, et un gros noeud sur le cas.
- M'est avis que celle-là, c'est Anne, la mère de Marie.
- Sa mère ! dit Poussevent qui pour une fois se rebéqua contre l'infaillibilité de Pisseboeuf. Sa mère, compain ! As-tu vu sa face fraîchelette ?
- Les saintes ne vieillissent pas, dit Pisseboeuf avec autorité. C'est là le bon d'être une sainte. A-t-on jamais représenté Marie autrement que jeune et belle, alors qu'à la mort de son fils elle avait près de cinquante années ?
- Quand même ! dit Poussevent. Si Anne il y a, elle est bien accorte, vu son âge. Mais la mignote à sa senestre, cap de Diou ! Que voilà un friand morceau !
- Celle-là, dit Pisseboeuf, à voir la petite coupe de parfum en sa main dont elle asperge Jésus, doit être Marie-Madeleine, la folieuse.
- Une folieuse ! dit Poussevent. Une folieuse céans ! Que dévergognés sont ces papistes de placer en leur temple une garce qui devait son devant ès étuves ! Et d'autant que son corps de décolleté est si bas qu'il montre la moitié de son mignon tétin !
Ce disant, il battit son briquet, et avançant la flamme, envisagea à loisir l'objet de son indignation, et ne put qu'il n'avançât, quoique hésitante et trémulante, la main pour en acertainer le contour.
- Fi donc, Poussevent ! dit Pisseboeuf, me voyant jeter un oeil de leur côté. Même papiste, un temple est un temple, Mordiou ! Et c'est le profaner que d'y nourrir un pensement paillard !
- Et davantage encore d'y jurer le saint nom de Dieu, même en oc ! dit M. de La Surie avec le ton et quasiment la voix qu'eût pris le pauvre Sauveterre pour gourmander nos gens."

On s'en fout

Pascal Sevran n'est pas mort.

mardi 22 avril 2008

Zemestan

©inano

"C'était un jour pour la maison, non le jardin ;
comme le ciel offrait un front serein,
Bougies et lampion au parterre étaient morts ;
le jardinier avait rentré ses outils.
La corneille avait au rossignol volé ses notes ;
en craillements "Au voleur !" elle s'égosillait.
Noire engeance que celle de la corneille !
à la sinistre rapine comment échapperait-elle ?
Le rossignol enfui, la corneille restait,
épine laissée en souvenir de la rose.
Le vent du matin, ce peintre, traçait
sur l'onde des anneaux à la chaîne.
L'ardeur du froid, qui le feu même glaçait,
changeait l'eau en dagues et les dagues en eau.
La bourrasque, javelot luisant à la main,
crevait les yeux et, de neige, aveuglait les sources.
Le lait prêt à bouillir cailalit en fromage ;
le sang dans le corps était froid de glace.
Le mont s'était couvert d'hermine, la terre
de plumes de héron, le ciel de petit-gris.
Les bêtes féroces, à l'affût d'autres bêtes,
les peaux de leurs proies portaient en pelisses.
Les plantes avaient rentré la tête sous terre ;
la végétation s'était faite recluse.
L'alchimie du monde aux deux couleurs,
tenait le feu, ce rubis, caché au coeur du roc."
Nezami, Les sept portraits, trad. Isabelle de Gastines.

Le vin de Bahrâm Gour


"Je bois le vin, certes, mais non au point que,
d'ivresse, le monde m'indiffère.
Si, de la main d'une houri, je vide une cuve de vin,
ma dague, d'un fleuve de sang, n'est jamais loin.
Je suis tel l'éclair quand crève le nuage :
d'une main la coupe, de l'autre le sabre.
Je bois le vin pour embellir l'assemblée ;
du sabre cependant je reste le maître.
Ce mien sommeil de lièvre était une feinte ;
le lièvre tout en dormant observait l'ennemi.
Mon rire et mon ivresse, pour tout dire,
sont rire de lion, ivresse d'éléphant.
Le lion à l'heure du rire fait couler le sang ;
qui, devant l'éléphant ivre, ne s'enfuirait ?
Le sot qui se soûle perd contrôle ;
autre est le vin de qui est avisé.
Quiconque en intelligence n'est pas dépourvu,
boit le vin mais pour autant n'est pas aviné.
Quand de boire le vin l'envie me prend,
la couronne de César je foule à mes pieds.
Quand par le vin mon esprit s'aiguise,
sur la tête de l'ennemi je déverse la lie.
Quand de vin je suis pris, de ma manche
je répands sur mes amis les trésors de Coré.
Quand mes ennemis je décide d'extirper,
je fais de leur foie des brochettes.
Qu'ont-ils à se figurer mes soi-disant alliés,
que les astres à leur office ont failli ?
Que je dorme ou sois ivre, qu'importe !
Fortune, qui pour moi veille, est à l'oeuvre.
En pareil sommeil d'ivresse où j'étais,
au Khâqân voyez comment j'ai ôté le sommeil !
En ce compte inégal où j'étais engagé,
voyez comment j'ai fait déguerpir le brigand !
Un chien, rien plus, est celui qui, d'impuissance,
pour assurer sa garde ne dort que d'un oeil.
Du dragon, même endormi, au fond de sa caverne,
le lion féroce n'ose franchir le seuil."
Nezâmi, Les sept portraits, trad. Isabelle de Gastines.

La Pique du jour


Louis de Gonzague, duc de Nevers


"Il était italien par son père, le duc de Mantoue, mais devint duc de Nevers par son mariage avec Henriette de Clèves qui avait hérité dudit duché. Dès lors, il vécut en France et à la cour, dans l'entourage de Catherine de Médicis et se considérant à la parfin comme français, il avait servi loyalement Henri III et Henri IV, celui-ci depuis sa conversion, laquelle en novembre de l'année écoulée, il avait attenté de faire avaliser par le pape, mais en vain : ce qui n'avait pas failli de l'aigrir prou : aigreur dont il n'avait guère besoin, étant jà de sa composition vinaigreux et vétilleux en diable, très imbu de son haut rang, rancuneux à frémir, homme en bref à brouilleries, querelles et procès. A ce que j'avais souvent imaginé, son caractère avait moulé de l'intérieur et sa face, et son corps, car de son physique il était petit, estéquit, tordu, le visage maigre et ridé, la lèvre déprissante, la langue acide et l'oeil fulgurant. Vêtu perpétuellement de noir, il s'accoisait volontiers même en compagnie mais l'oreille aux aguets, dardant de dextre et de senestre ses regards aigus. Quand il n'était point en procès avec tel ou tel, il entrait en querelle avec sa propre conscience, avec laquelle il avait interminablement débattu s'il devait servir Henri III après sa réconciliation avec Henri IV, ou servir Henri IV avant sa conversion. Au demeurant, c'était un homme de beaucoup d'esprit, et fort docte, surtout en engéniérie, ayant consacré beaucoup de temps et d'étude à l'art des sièges et des fortifications."

"- Moussu, avec votre permission et celle de nos geôliers, j'y va ! Et serai de retour avec ce qu'il me faut en un battement de cil.

Lequel battement dura bien dix bonnes minutes, au cours desquelles survint un incident qui changea mes pensées, car de la fenêtre à meneaux, que j'avais dès l'entrant ouverte à une bonne matine tissée de soleil ( comme l'avaient laissé prévoir les brumes de la pique du jour) me vint, accompagné des accords d'une viole et d'un luth, un chant féminin tant frais et délicieux que le plus babillard gazouil d'un ruisseau doux-coulant. Ayant la tête toute chaffourée des traverses de notre prédicament je m'en sentis d'un coup délivré et nettoyé par ces cristallins accents. Et ravi, le coeur me toquant, la tête me clochant, et le sang courant plus jeune et plus vif par toutes les avenues de mon corps, je courus à la fenêtre à demi-vêtu, et tâchai d'apercevoir la sirène qui m'enchantait. Et ne voyant rien devant moi qu'une large place où roulaient des charrois, je conclus, en me penchant hors, que le rossignol qui me charmait était était perché dans les appartements dessous le mien, son chant me parvenant par ses propres verrières, elles aussi au soleil décloses."

"Quoi disant, elle serra ses mains avec force, disant de par ce serrement et le regard qui l'accompagnait ce que ses paroles laissaient inachevé. Et qu'elle eût désiré par là, son avenir dépendant de lui, roborer le serment que je venais de lui faire en allumant en moi un sentiment encore plus exigeant que celui de l'honneur, le lecteur avisé serait excusable en sa mondaine sagesse, de l'apenser. Quant à moi, cependant, je m'y refuse. Quand une dame me donne à croire qu'elle se prépare à me chérir, elle fait naître en moi un émeuvement si délicieux que je préfère, plutôt que de l'étouffer au berceau, suspendre, au moins pour quelques jours, le prudent scepticisme que j'appris à observer dans le commerce des hommes. Ce n'est pas là aveuglement mais, bien le rebours, clairvoyant ménage de mes émotions. Car il me paraît que je gagne davantage en bonheur par la fiance que par la défiance. J'aurais, à tout le moins, connu cet émerveillable moment où l'amour vous est promis. Et que si un jour le suave regard de la belle s'avère mensonger, il sera bien assez temps, alors, de la décroire et de la désaimer."

Robert Merle, Fortune de France, tome 6 : La Pique du jour

mercredi 16 avril 2008

Tâ'iyya de 'Amir b. 'Amir al-Basrî


Dans la Ta'iyya d'Amir ibn Amir al-Basrî, le commentaire d'Yves Marquet qui l'a traduite (Maisonneuve & Larose), sur le vers 36 :

A partir de Lui a resplendi un [être] absolu, qui, par une éternelle unité, a lié l'ensemble des hommes,

fait allusion à ce que Henry Corbin appelait le "drame cosmique" du Deuxième Créé, l'Âme, voulant contempler l'Un sans l'intermédiaire du Premier Créé, l'Intellect, et se faisant rétrograder (à l'insu de son plein gré) au Xème rang, entraînant toutes les âmes qui dépendaient de lui : les âmes humaines. L''Âme devenue la Xème Intelligence se rend compte de son erreur, et est obligé, pour sauver ses âmes vassales peu à peu gagnées par la ténèbre comme par l'ombre du Mordor de jeter tout ce monde dans le monde des corps, afin que tous se rachètent en remontant, à la suite du fautif repenti, degré par degré, les échelons de la purification. Ce qui est d'ailleurs assez joli comme idée, cette compagnie d'âmes cheminant derrière son Capitaine.

"Pourtant, au vers 36, plutôt que de l'Intellect, il s'agit de l'"Âme parlante humaine universelle", et, à travers elle, de l'imâm du moment, d'ailleurs hypostase de l'Intellect et de l'Âme, représentant 'calife) de Dieu (et de l'Intellect) sur Sa terre. Cette "Âme parlante humaine universelle" est la faculté la plus noble de l'Âme universelle, et comme celle-ci "vivante par essence" (vers 38) ; elle est l'âme du genre humain, but et couronnement de la création, l'homme "absolu" (vers 36) et universel ; en un mot, l'Adam céleste dont la faute (du moins si l'histoire de cette faute n'est pas purement anecdotique aux yeux des Ismaïliens) a provoqué la chute des âmes dans la création matérielle, mais qui est aussi à la tête de leur remontée et de leur émergence ; et c'est cette même Âme parlante humaine universelle qui s'incarne parfaitement dans le qâ'im de la résurrection."

Or cette connexion Xème Ange déchu + Âme du monde (et seigneur du monde, donc) + une idée de faute, qui s'apparente à celle d'Iblis, est à même d'éclaircir le statut de Malik al-Taws chez les Yézidis, statut qui n'est pas clair et, en plus, en l'absence de tradition écrite et avec les aléas qu'a connus cette communauté, la gnose initiale a pu être perdue, ou déformée ou réarrangée. On insiste beaucoup sur l'influence mazdéenne des rapports de Malik al Taws et du Créateur, mais je me demande si l'explication ismaélienne de l'Adam céleste qui est l'Ange déchu et le Sahib du monde terrestre n'est pas non plus une influence dont il faut tenir compte.



Les vers 117-118 par contre, font écho à la théorie avicennienne de l'âme et de son corps :

"Cette [spiritualité]est maintenue dans ce corps par une affinité, une parenté ancienne et un lien d'affection ;
"Il existe entre elle et lui un amour étrange, un commerce solide, qui ne sauraient en aucun cas prendre fin."

Commentaire du vers 117 :

"Le corps de cet individu a été formé ici-bas à partir des quatre éléments, par les facultés de la Nature utilisant pour cela le mouvement des sphères célestes et des astres et planètes par lesquels sont transmis les archétypes ; dès que le corps élémentaire de l'embryon est formé, l'âme de l'individu, qui n'est encore que "faculté végétative", s'est unie à lui ; puis sous son action et celle de la Nature, le corps se développe, ses formes propres étant fonction des influences qu'il a reçues successivement des sept sphères des planètes, par le canal de la sphère de la lune (une forme donnée, dans une partie du corps, y permet l'installation d'une faculté psychique qui l'animera). Or de toute éternité, ces formes corporelles étaient prévues pour correspondre aux facultés de l'âme de cet individu, facultés que l'âme tient (et continue à tenir) de son archétype. Il y a donc entre l'âme et le corps d'un individu une "parenté originelle", un "lien de sympathie."

Commentaire du vers 118 :

"Cette "sympathie" entre l'âme et le corps fait qu'il y a entre eux un "commerce", une sorte d'amour qui ne saurait cesser jusqu'à la résurrection, l'âme ne pouvant "aimer" un autre corps qui ne serait pas fait pour elle, ni le corps une autre âme (en fait pour le corps, en lui-même inanimé, il s'agit d'une "affinité" de forme, elle même due aux facultés de l'Âme). L'âme éprouve pour le corps, aux formes si belles, un "amour" en quelque sorte sans espoir, comme celui de Jamîl pour Buthayna, car étant d'une essence infiniment supérieur, elle n'est pas faite en fin de compte pour lui, malgré leur union provisoire (v. 119). Cet amour est tourmenté parce qu'elle a souvent peur pour lui : elle s'efforce de le protéger et de le garder de la douleur et c'est indispensable jusqu'à ce que l'épreuve de la vie d'ici-bas l'ait rendu parfaite."

Or ce rapport, ce commerce, cet amour, rappelle fortement les rapports de l'âme avec son Ange personnel décrit par Avicenne et, en plus, il y met aussi un accord particulier entre l'âme et le corps, ce dernier réceptacle parfaitement adapté à la première :

"Selon cette norme, lorsqu'un réceptacle corporel y est devenu apte sous l'action des Sphères célestes, l'Ange "Dator formarum" y infuse une âme pensante qui devient alors numériquement différente des autres. En bref l'âme humaine ne reçoit son individualité que par le fait de son union avec le corps, et cette individuation est le "service" que le corps rend à l'âme."
Avicenne et le récit visionnaire, Henry Corbin ; chap. II : Avicennisme et angélologie : Pédagogie angélique et individuation.

Première différence, ici c'est le corps, tel qu'il fut façonné par l'Ange-Intelligence, qui individualise l'âme, alors que dans la version de la Tâ'iyya, c'est l'inverse, c'est l'âme qui sculpte le corps, comme il est dit dans les vers 113-114 :

"Cette [spiritualité] qui, substancialisée sur l'ordre de Dieu, reste accrochée à un corps doué d'un tempérament, fait des particules et des matières les plus subtiles
Dont elle sculpte ce corps grâce à l'inspiration divine qui lui sert de modèle dans les ténèbres de cette nuit."

Mais surtout, la différence majeure avec l'angélologie d'Avicenne, de Sohrawardi et de quelques autres, c'est que chez eux, le corps est à la fois un support et une prison, et le rapport d'amour n'existe qu'entre l'âme et son Ange. Le but de l'âme gnostique est justement de renoncer à tout attachement pour ce corps et rejoindre son double céleste.

Chez les Ismaéliens, le séjour corporel est de même une épreuve purificatrice (et expiatrice puisque liée à la chute du Troisième). Mais, si l'utilité du corps comme outil salvateur de l'âme est claire, on ne comprend pas bien le rôle que peut jouer l'affinité amoureuse corps-âme, puisqu'à la fin, il faudra s'en défaire, comme un vêtement, pour rejoindre l'Âme universelle :

Vers 124-125 :

"Elle ne s'est abaissée que pour mieux s'élever jusqu'à son sommet, par la parole, après être restée muette ;
"Elle n'est pas elle-même un corps, mais c'est grâce à [son] corps que sa perfection pourra être en acte, après n'avoir été qu'en puissance."

Commentaire :

"Elle ne s'abaisse que pour mieux s'élever" : le séjour de l'âme dans le corps est une épreuve qui doit lui permettre de se purifier jusqu'à ce qu'elle soit digne de s'élever dans les sphères. Elle est restée muette lorsqu'elle était prisonnière du corps, gouvernée par "l'âme animale" et surtout "l'âme végétative". Puis, à mesure que l'âme retrouve son essence, domine "l'âme parlante" (reflet de l'Âme universelle "illuminée" par l'Intellect) ; lorsqu'elle aura retrouvé sa perfection originelle, l'homme pourra quitter son corps et deviendra un "ange en acte" après avoir été un "ange en puissance".

Deux allusions ou "parentés" avec les Yarsân et les Yézidis, la mention de l'eau primordiale, qui est la Mer primordiale, surtout pour les yarsân pour qui Dieu est d'abord une perle flottant sur l'Océan :

Le vers 231 :

"[Pour savoir] comment Dieu s'assit sur son Trône, au-dessus de l'eau primordiale, (et non pas cette eau [que nous connaissons]"

Sinon, pour le vers 334-335 :

"Me voici nageant dans les ondes de ta mer, pour aborder au rivage du continent ou d'une île,
Et si mon âme est sauve, ce sera merveilleux ; si elle meurt, elle se sera acquittée de sa dette."

Commentaire :

"De cette mort définitive des âmes démoniaques, Fârâbî parle ; certaines sectes, comme celle des 'Alî ilâhi aujourd'hui encore, y croient ; il est possible que les Ismaéliens y aient toujours cru également."

Cela dit, Nasir od-Dîn Tusî, donne une toute autre vision de l'enfer, bien plus épouvantable que la "mort définitive" de l'âme, et qui rejoint un peu la vision que Nur Ali Elahi en avait (la souffrance de la privation de Dieu), mais en pire, avec l'idée répandue chez les philosophes mystiques qu'une âme souffre de ses propres défauts, et que donc, l'Enfer n'a pas d'autres réalités que l'illusion dans laquelle cette âme a voulu rester enchaînée.

"La jouissance de l'âme provient de la perception des intelligibles, lorsqu'elle s'attache à penser le Réel, à parler juste et à agir bien. La jouissance du corps provient de la perception des réalités sensibles, lorsqu'il s'attache à toucher, à goûter, à sentir, à entendre et à voir. Lorsque l'âme se sépare du corps, si l'âme a désiré, de toutes les façons, acquérir les avantages qu'offrent les intelligibles et si l'obscurité des sens n'a pas voilé la lumière de sa liberté, elle demeurera éternellement en une jouissance sans douleur, une joie sans chagrin, une vie immortelle. Elle aura tout ce qu'il lui faut. Mais si elle a désiré ardemment obtenir la jouissance des réalités sensibles de toutes les façons, comme si ses sens étaient les instruments de ses plaisirs sensibles et qu'ils l'ont abandonnée, rien n'empêche qu'elle ne demeure dans la ténèbre de l'imagination corrompue et de l'imaginaire mensonger. Elle aura tout ce qu'il ne lui faut pas.

Elle ressemble à cet homme à demi tué, les deux yeux arrachés, le nez, la langue, les mains et les pieds coupés, les membres tranchés ; ni vivant ni tout à fait mort, il gît. L'imagination des jouissances qu'il ne pourra plus obtenir par l'entremise des organes corporels le submerge et prend possession de lui. Un désespoir éternel l'envahit, parce que plus jamais il ne possédera cette vie corporelle et ces choses sensibles qu'il imagine. Il ne lui reste qu'un immense chagrin et un regret sans borne qui lui viennent de son état."

La Convocation d' Alamut, XV, 3, trad. Christian Jambet.


Disons que ça revient au même mais que c'est un peu plus vache que chez Nur Ali Elahi. Mais le monde des Ismaéliens a toujours eu une tonalité plus sombre, pas forcément plus pessimiste mais plus dure : pas de cadeau pour les "gens du Mensonge" et Nasir od Dîn n'était guère porté sur la compatissante indulgence, dans sa période ismaélienne (j'ignore s'il a mis de l'eau dans son vin quand il est retourné au chiisme duodécimain) :

"Quiconque ne passe pas du monde du semblant au monde de la distinction, et n'aspire pas à quitter les indications de la révélation littérale pour les significations de l'exégèse ésotérique et n'y parvient pas, est un habitant de l'enfer. Quiconque passe du monde du semblant au monde de la distinction et aspire à quitter les indications de la révélation littérale pour les significations de l'exégèse ésotérique et y parvient, est un habitant du paradis. Aussi la liberté à l'état pur, soit que tout ce qu'il faut advienne, est le paradis véritable, tandis que l'oppression à l'état pur, soit que tout ce qu'il ne faut pas advienne, est l'enfer véritable."

mardi 15 avril 2008

Je me sais donc je suis



BNF
Supplément persan 1029, folio 216
Les Cinq Poèmes de Nezâmî, Les Sept Portraits

Bahrâm Goûr passe le dimanche dans le pavillon à coupole jaune et écoute le récit de la fille du César de Byzance
Ecole safavide, 1620-1624

Dans le Heft Peykar de Nizamî, ou les Sept Beautés, un passage qui montre combien pour cette pensée iranienne, la "damnation" c'est la méconnaissance de soi, poussant au plus haut le "Qui se connaît connaît son Seigneur" (ou son Imam pour les chiites, voire l'Âme du monde pour les ismaéliens) :


"Celui qui se connaît soi-même, tel qu'il est,
celui-là est vivant, éternel.
Mortel est celui qui son propre visage ignore ;
immortel est celui qui cette image déchiffre.
Quand, au vrai, tu te connais toi-même,
bien qu'à l'origine voué au trépas, tu ne meurs jamais.
et donc :
"Mais ceux qui de l'être ne sont pas avertis
par cette porte entre et par cette autre sortent."


(trad. Isabelle de Gastines).


Le déjà-mort, c'est celui qui s'ignore. Ce qu'à la même époque, Sohrawardî disait aussi :

114. Tout ce qui connaît une ipséité (dhât) dont il n'est jamais absent, n'est pas un être de la nuit puisqu'il est révélé soi-même à soi-même. Il n'est pas non plus une qualité ténébreuse, immanente, à quelque chose d'autre, car si la qualité lumineuse elle-même n'est déjà pas une Lumière pour soi-même, à plus forte raison la qualité ténébreuse ne le sera-t-elle pas. Donc ce qui n'est jamais absent de soi-même est une Lumière pure, immatérielle, que l'on ne peut montrer." (al Hikmat al Ishraq)

Par ailleurs, cette réfutation du dieu chrétien et du dieu manichéen dans la Ta'iyya de l'ismaélien Amir b. Amir. al-Basrî, (trad. Y.Marquet) sur la nature divine : "Rien ne t'es adjoint, et tu n'es adjoint à rien ; et si quelqu'un dit : "C'est une lumière", il est manichéen" infirme sur Sohrawardî l'hypothèse d'une affiliation ismaélienne, car aux yeux des ismaéliens, sa définition de la déité ne convient pas (et de toute façon, Sohrawardî n'était pas un adepte de la théologie négative, loin de là), mais appuie l'idée que ses thèses ont pu sembler bien proches, trop proches de la zandaqa (hérésie manichéenne).

Stat rosa pristina nomine; nomina nuda tenemus


"Ne dis pas que les hommes éloquents sont morts ;
qu'ils se sont noyés dans l'océan des mots.
Il n'est que de mentionner le nom de l'un d'eux :
aussitôt, tel un poisson, il sort la tête de l'eau.
La parole, qui tel l'esprit est sans défaut,
est gardienne du trésor de l'invisible.
L'histoire encore non dite, elle la connaît ;
le livre encore non écrit, elle le lit.
Vois, de tout ce que Dieu a créé,
que reste-t-il hormis le nom ?
Le seul vestige qui subsiste de l'homme,
c'est la parole ; tout autre n'est que vent."


"Tant que tu es en vie, tel l'éclair, meurs afin de rire ;"
la souveraineté de l'âme prévaut sur celle du corps."

Nezâmi, Les sept portraits : "Eloge du langage et de la sagesse".

lundi 14 avril 2008

"Qand on a votre coeur et votre épée, on passe partout"


Il y a deux passages que j'affectionne particulièrement dans Vingt ans après, c'est d'une part, cette correspondance brève entre les anciens mousquetaires, séparés par la Fronde, et qui savent servir des princes qui s'opposent :

Athos à d'Artagnan :

"Cher ami, je pars avec Aramis pour une affaire d'importance. Je voudrais vous faire mes adieux, mais le temps me manque. N'oubliez pas que je vous écris pour vous répéter combien je vous aime.

Raoul est allé à Blois, et il ignore mon départ ; veillez sur lui en mon absence du mieux qu'il vous sera possible, et si par hasard vous n'avez pas de mes nouvelles d'ici à trois mois, dites-lui qu'il ouvre un paquet cacheté à son adresse, qu'il trouvera à Blois dans ma cassette de bronze, dont je vous envoie la clef.

Embrassez Porthos pour Aramis et pour moi. Au revoir, peut-être adieu."


D'Artagnan à Athos :

"Mon cher comte,

Quand on voyage, et surtout pour trois mois, on n'a jamais assez d'argent ; or, je me rappelle nos temps de détresse, et je vous envoie la moitié de ma bourse : c'est de l'argent que je suis parvenu à faire suer au Mazarin. N'en faites donc pas un trop mauvais usage, je vous en supplie.

Quant à ce qui est dene plus vous revoir, je n'en crois pas un mot ; quand on a votre coeur et votre épée, on passe partout.

Au revoir donc, et pas adieu.

Il va sans dire que du jour où j'ai vu Raoul je l'ai aimé comme mon enfant ; cependant croyez que je demande bien sincèrement à Dieu de ne pas devenir son père, quoique je fusse fier d'un fils comme lui.

VOTRE D'ARTAGNAN

P.S.- Bien entendu que les cinquante louis que je vous envoie sont à vous comme à Aramis, à Aramis comme à vous."


Et plus touchant encore, dans sa naive et gentille vantardise, la lettre de l'aspirant-baron :

"Mon cher d'Herblay,

J'apprends par d'Artagnan, qui m'embrasse de votre part et de celle du comte de La Fère que vous partez pour une expédition qui durera peut-être deux ou trois mois ; comme je sais que vous n'aimez aps demander à vos amis, moi je vous offre : voici deux cents pistoles dont vous pouvez disposer et que vous me rendrez quand l'occasion s'en présentera. Ne craignez pas de me gêner : si j'ai besoin d'argent, j'en ferai venir de l'un de mes châteaux ; rien qu'à Bracieux j'ai vingt mille livres en or. Aussi, si je ne vous envoie pas plus, c'est que je crains que vous n'acceptiez pas une somme trop forte.

Je m'adresse à vous parce que vous savez que le comte de La Fère m'impose toujours un peu malgré moi, quoique je l'aime de tout mon coeur ; mais il est bien entendu que ce que j'offre à vous, je l'offre en même temps à lui.

Je suis, comme vous n'en doutez pas, j'espère, votre bien dévoué.

DU VALLON DE BRACIEUX DEPIERREFONDS"


Autre passage que j'aime, c'est celui où Raoul, naivement, prend la défense de Comminges venu arrêter Broussel, et ainsi, à son insu, se bat contre le parti d'Athos. rescapé par d'Artagnan, le béjaune se fait morigéner par le lieutenant des mousquetaires qui, lui, sert pourtant Mazarin :

"- Vous avez fait une énormité, jeune homme, vous vous êtes mêlés de choses qui ne vous regardent pas.

- Cependant vous-même...

- Oh ! moi, c'est autre chose ; moi j'ai dû obéir aux ordres de mon capitaine. Votre capitaine à vous, c'est M. le Prince. Entendez bien cela, vous n'en avez aps d'autre. Mais a-t-on vu, continua d'Artagnan, cette mauvaise tête qui va se faire mazarin, et qui aide à arrêter Broussel ! Ne soufflez pas un mot de cela, au moins, ou M. le comte de La Fère serait furieux."


Et d'Artagnan, devenu "tuteur par interim" de Bragelonne, conclut :

"- Eh ! mon Dieu ! aimez-moi aussi ; je ne vous tourmenterai guère, mais à la condition que vous serez frondeur, mon jeune ami, et très frondeur même."

Même son de cloche, plus bonhomme, plus paisible, chez Porthos, que chez le bouillant Gascon :

"- Tenez, reprit d'Artgagnan, voici monsieur de Bragelonne qui voulait à toute force aider à l'arrestation de Broussel et que j'ai eu grand'peine à empêcher de défendre M. de Comminges !

- Peste ! dit Porthos ; et le tuteur, qu'aurait-il dit s'il eût appris cela ?

- Voyez-vous ! interrompit d'Artagnan ; frondez, mon ami, frondez et songez que je remplace le comte en tout."

Alexandre Dumas, Vingt ans après.

dimanche 13 avril 2008

Portrait du Faqih


Abû-l-Faraj ibn Al-Jawzî ou le modèle du faqih, balancé, tiraillé entre sa crainte de l'enfer, ses désirs sensuels et son dégoût post coïtum, sa détestation - qui est aussi fascination ou envie - des ascètes, sa peur mesquine de "se faire avoir", des jaloux, des ennemis qui pourraient ternir sa réputation, mais aussi son amour des livres, sa révolte devant la souffrance des enfants, des animaux, bref, un portrait passionnant parce que humain, si humain, avec un ton de confidence intime qu'on rencontre rarement au 12ème siècle, il y a du Montaigne chez ce hanbalite rigoureux qui blâme avant tout, que ce soit parmi les siens, les "savants" ou les autres, ces "ascètes" honnis, la vanité, l'ambition, non par sagesse, mais par dévotion, avec des accents de moraliste concis et lucide qui font très La Rochefoucauld :

"J'ai réfléchi à la plupart des hommes de science et de ceux qui font profession d'ascétisme et je les ai vus subir des épreuves dont ils n'ont point conscience et qui viennent presque toujours de ce qu'ils recherchent les premières places."

Un trait surprenant de sa part, il croit au Pôle du Monde (mais peut-être pas aux Quarante, faut pas pousser) :

"Dieu n'abandonnera pas la terre sans y faire apparaître un homme qui oeuvrera pour Lui, qui associera la foi et les oeuvres, qui connaîtra les droits de Dieu et le craindra. Cet homme sera le pôle du monde, et lorsqu'il mourra, Dieu le remplacera par un autre qui lui sera équivalent. Peut-être ne mourra-t-il pas avant d'avoir vu celui qui sera apte à le remplacer en toutes choses."

Sur le péché d'orgueil des ascètes, là dessus, il rejoindrait bien Jankélévitch qui pensait que l'enfer était peuplé de ces gens :

"Voilà pourquoi les ascètes choisissent délibérément de vivre dans la solitude et s'appliquent à s'affranchir des contraintes. A la mesure de leur effort ils peuvent réaliser leur désir de servir Dieu, comme la moisson se fait à proportion de la semence. Cependant, j'ai décelé dans cette situation un point subtil : c'est que l'âme, si elle persiste dans cet état de ferveur, tombe dans un mal pire encore que celui de gâcher son existence comme elle le faisait. Il s'agit de l'orgueil qu'elle tire de sa condition et du mépris qu'elle éprouve pour sa nature. Et parfois, portée par la force de sa science et de ses connaissances, elle s'élèvera jusqu'à la prétention : "J'ai, dira-t-elle, Il me revient..., Je mérite..."

De même son ironie et son bon sens sur tous ces adeptes de la pauvreté volontaire et de "l'abandon à Dieu" :

"Mon blâme s'adresse plutôt à l'homme qui se dépouille alors qu'il n'est pas de ceux qui ont des revenus réguliers. Et même s'il en a, en se dépouillant, il se retrouve à la charge d'autrui. Il se met à mendier en croyant bénéficier des faveurs particulières de Dieu alors que son coeur, en réalité, est suspendu aux hommes et que son avidité s'agrippe à eux. Lorsque sa porte remue, son coeur bondit et il s'écrie : "La pitance arrive !"

Toujours dans la série "bien envoyé", son analyse fielleuse du plaisir de l'ascétisme (celui qui mène en enfer, selon Jankélévitch, toujours) :

"Je crains que, chez cet ascète, le désir ne se soit reporté sur la privation et qu'il n'en soit venu à désirer se priver. L'âme se fait là insidieuse et sournoise. Même si elle ne se donne pas en spectacle aux créatures, le mal viendra alors de ce qu'elle se raccroche à ce genre de pratique et de ce qu'elle s'enorgueillit en secret. C'est là une erreur et un danger."

"... il arrive qu'en interdisant un plaisir à l'âme, on lui en donne un plus complet par cette interdiction. C'est le cas lorsqu'on la prive d'une chose tolérée. Par cette privation, on acquiert une renommée et l'âme s'en satisfait car en échange elle reçoit louange ! Cela est très subtil car l'on se voit considéré, en se privant ainsi, comme supérieur à ceux qui ne l'ont pas fait. Ce sont là choses cachées sur lesquelles, pour les révéler, il faut asséner le burin de la pensée."

En passant une réflexion très drôle sur Ibn Sirîn, l'inverse de ces dévots sévères en public et qui s'ébattent chez eux :

"Au contraire de ces gens-là, Ibn Sirîn riait à gorge déployée en public et, lorsqu'il se retrouvait seul la nuit, on aurait dit qu'il venait d'assassiner tous les habitants d'un village."

Et de jolies images parfois, involontaires, sous son calame. Ainsi, quand ils blâment ces riches qui se couvrent excessivement en hiver et vont nus en été :

"Cela, sur le plan de la sagesse, est en contradiction avec ce que Dieu a institué. En effet, Il a créé le chaud pour permettre aux humeurs de se dissoudre et le froid pour leur permettre de s'épaissir.

Mais eux, ils font de toute l'année un printemps."

Ou bien : "Quand tu connais Dieu tu acceptes Sa décision avec satisfaction, dût-elle comporter une certaine dose d'amertume, dans laquelle est heureux de mordre le radieux."

Sur l'amour, incompréhension totale. L'amour ne pouvant souffrir d'imperfection, pour le faqih un amoureux constant est stupide, aveugle, à moins qu'il ne reste chaste, car pour ce brave homme, le coït amoindrit la passion :

"L'amour ne peut prendre possession que d'un être stupide et borné, tandis que les hommes qui ont des aspirations élevées découvrent les imperfections de l'amour chaque fois qu'il se représente ce qu'il implique soit en réfléchissant à l'être aimé, soit en ayant commerce avec lui. Leurs âmes se consolent alors en s'attachant à un autre objet. Mais, conserver sa passion à un degré tel qu'elle reste fidèle à la première impression, qu'elle soit aveugle aux défauts de l'être aimé, ce ne peut être que le fait d'un être stupide et borné !"

Pourtant, le faqih l'avoue lui-même, il est porté sur la belle chair et la bonne chère. Rien que pour cela, la vue d'un ascète vivant dans l'ordure et le dénuement le révulse, lui qui fut tenté, en sa jeunesse, d'en devenir un. Le plus comique dans ses débats de conscience, est que ne pouvant parler, comme les soufis extatiques, à Dieu, aux Anges, aux murshids oniriques, il convoque en lui-même son âme ou Iblis, les engueule, chicane, débat avec eux, comme Milou tiraillé entre son diable et son ange. Ainsi, après avoir cinglé de son opprobre un zahid (ascète), il endure les reproches de son âme et se défend dans un dédoublement saisissant :

"Mon âme me dit :
"Il ne me plaît pas que tu dises cela. Toi tu n'as qu'un seul penchant qui te porte à manger des plats appétissants et à faire l'amour à de jolies femmes.

Si tu n'es pas de ces hommes qui ont de la dévotion, ne t'en prends donc pas à eux !

Si j'ai bien compris ce que tu viens de dire, m'écriai-je, si tu voulais traduire ainsi l'apparence extérieure de ma conduite, c'est que tu n'as vraiment rien compris !"

Et s'ensuit une justification oiseuse et biologique, qui vaut son pesant de dattes :

"Prenons les jolies femmes ; le but du rapport charnel est multiple. En partie pour procréer, en partie pour soulager l'âme par éjaculation du sperme, nocif quand il est en excédent - et une éjaculation parfaite ne s'obtient qu'avec une jolie femme..."

Notons cependant que ledit faqih recommande souvent le retrait pour ne pas avoir à engrosser une esclave qui ne serait pas assez bien , moralement ou physiquement, pour lui faire des enfants ou devenir tout bonnement sa concubine, mais bon...

Après tout, rares sont les vrais amoureux, mais qu'en est-il de l'amitié ? Pas mieux, et pour les motifs les plus mesquins de petit boutiquier apeuré de laisser s'échapper les secrets de la maison. Déjà que, selon lui, l'amitié est impossible car un ami qui serait votre égal ne peut qu'éprouver à un moment ou à un autre de la jalousie ou de l'envie pour vous, et un inférieur évidemment ne vous satisfera pas longtemps :

"Et si vous dites : "Comment peut-on vivre sans ami ?", je vous répondrai : "Ah ! Quand saurez-vous donc que l'homme qui vous est semblable vous envie et que la plupart des gens du peuple s'imaginent que le savant ne doit pas sourire ni goûter à aucun des plaisirs de l'existence : lorsqu'ils le voient profiter modérément des plaisirs tolérés, il déchoit à leurs yeux." Si tel est le cas du peuple et celui de l'élite, avec qui donc avoir des relations amicales ? Surtout pas avec l'âme car elle est trop capricieuse. Il ne reste plus qu'à ménager les gens, à être circonspect dans les relations que l'on entretient avec eux, à se faire des connaissances sans aspirer à avoir un ami sincère. Mais si cela se produit, que votre ami ne soit pas votre égal, car alors il serait vite gagné par la jalousie. Il faut qu'il soit au-dessus du niveau du peuple sans pourtant nourrir l'ambition de prendre votre place. Toutefois, les relations avec un tel homme ne seront pas satisfaisantes, car les savants doivent entretenir des rapports avec des gens de même milieu. Cela crée, en effet, des affinités qui rendent les réunions agréables. De toute façon, il n'y a aucun moyen de parvenir à l'harmonie parfaite."

Donc, ami ou amour, épouse, enfants, tout cela est plus dangereux qu'ennemi, devant qui il faut serrer ses secrets comme on cache le sucre dans son buffet :

"Souvent quelqu'un révèle un secret à son épouse ou à son ami et devient un otage entre leurs mains. Il n'osera pas se séparer de sa femme ni s'éloigner de son ami de crainte que l'un ou l'autre ne dévoile perfidement son secret. L'homme prudent est celui qui traite les gens avec réserve, ainsi son secret ne sera pas à l'étroit dans sa poitrine. Si une femme le quitte, ou un ami, ou un esclave, aucun ne pourra répéter des choses qu'il devra craindre."

Ah ça, c'est autre chose que le beau Secret si douloureux des Initiés, par qui "un million de clous me ferment la bouche et si je parle, c'est le sabre ou le gibet..."

"L'homme sage est celui dont l'oeil veille aux conséquences, qui s'est préparé à toutes les éventualités, agit prudemment en toute circonstance, conservant argent et secret, ne faisant confiance ni à son épouse, ni à son fils, ni à son ami, prêt à partir, préparé au voyage ! Voilà comment sont les hommes prudents !"


Et pourtant cet épicier de la religion a des traits touchants, des pitiés étranges :

"Le croyant a besoin de constance pour supporter le tourment qu'il endure en ce monde et lutter contre Iblis. On peut en dire autant à propos de la domination des infidèles sur les musulmans et des impies sur les gens de religion. Plus éprouvantes encore sont la souffrance imposée aux animaux et les tortures infligées aux enfants.'"

Et parfois, sur ces soufis qu'il flétrit, il se laisse aller, remué peut-être, devant un abandon, une folle sagesse qui ne seront jamais les siennes, en des accents d'adoration interposée :

"A-t-on jamais vu nudité plus belle que celle des hommes en Ihrâm (état de pureté rituelle) ? Peut-on observer chez les hommes qui se parent des plumes de ce monde une conduite comparable à celle des saints ? La torpeur des hommes qui viennent de passer leur nuit en prières n'est-elle pas la plus belle des fièvres ? Le délire des extatiques n'est-il pas la plus belle ivresse ? Y a-t-il eau plus pure que les larmes des affligés ? Y a-t-il des têtes qui s'inclinent plus bas que celles des hommes brisés par leur amour ? Y a-t-il quelque chose de plus beau que le front des orants touchant le sol ? La brise du matin remue-t-elle les feuilles sur les arbres autant que les plis de l'aube sur ceux qui terminent une nuit de prières ? Des mains qui s'élèvent, des paumes qui s'ouvrent ont-elles quelque chose de commun avec celles des hommes qui supplient ? L'écho d'un chant, le gémissement d'une corde troublent-ils les coeurs autant que les sanglots des passionnés ?"

Autre trait sympathique (pour moi) son amour des livres :

"Tous les livres sont utiles !

Dieu nous protège de ces savants dont nous sommes les contemporains ! Nous ne voyons parmi eux aucun homme à la pensée suffisamment élevée pour que l'aspirant puisse le prendre comme exemple, personne qui ait un esprit de scrupules tel qu'un ascète puisse en faire son guide.

Dieu ! Dieu ! Observez donc la conduite des Anciens, lisez leurs ouvrages et tout ce qui les concerne : lire avec avidité ce qu'ils ont écrit, c'est vivre avec eux ainsi qu'on a pu le dire :

Je n'ai pu voir leur pays de mes yeux
peut-être le connaîtrais-je par l'oreille !

"En ce qui me concerne je ne me lasse pas de lire et quand je tombe sur un ouvrage que je ne connaissais pas, j'ai l'impression de découvrir un trésor ! J'ai consulté les ouvrages qui figurent à l'inventaire du waqf de la madrassa Nizâmiyya et qui comprend près de six mille volumes, ceux de la bibliothèque d'Abû Hanîfa, d'al-Humaydi, de notre maître 'Abd al-Wahhâb, d'Ibn Nâsir, d'Abû Muhammad ibn al-Khashshâb, et qui étaient considérables, ainsi que tous ceux qu'il m'a été possible de trouver. Si je disais que j'ai bien lu vingt mille volumes, ce serait énorme, mais mon désir n'est pas encore apaisé."

La pensée vigile

vendredi 11 avril 2008

De ce que l'Extinction n'altère en aucun cas l'Essence


"la Divine Réalité Essentielle (al-Haqîqatu-l-Ilâhiya), qui est le but de la voie de la connaissance métaphysique, ne peut être contemplée que par une réalisation qui est d'une part, extinction (fanâ') de ce qui est relatif et contingent dans l'être, ou dans l'"oeil" contemplant, d'autre part, "permanence" (baqâ') de ce qui, en celui-ci, est absolu et nécessaire. Cela n'implique aucun changement de nature, aucune altération ou suppression d'essence, et n'aboutit à aucun résultat qui ne préexisterait pas. Ce qui s'éteint est par définition caduc et de toujours en état d'extinction, ce qui reste a été immuablement le même de toute éternité. La Vision seule apparaît, ou s'énonce, comme nouvelle dans cet "oeil""


Introduction au Livre de l'extinction dans la contemplation d'Ibn Arabi, Michel Valsân.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.