mardi 31 juillet 2007

René le flamboyant vs Philippe et M. Persil


Emprisonné douze heures après l'échec du complot légitimiste de 1832, Chateaubriand décrit avec humour l'armée des mouchards, zélés agents de Vidocq, dont le Sieur Léautaud qui a pris part à son arrestation :
"Il causait et me disait amicalement, car il était très honnête : "Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous remettre ; je vous ai présenté les armes plusieurs fois lorsque vous étiez ministre et que vous veniez chez le Roi : je servais dans les gardes du corps : mais que voulez-vous ! on a une femme, des enfants ; il faut vivre ! - Vous avez raison, M. Léotaud : combien ça vous rapporte-t-il ? - Ah ! monsieur le vicomte, c'est selon les captures... Il y a des gratifications tantôt bien, tantôt mal, comme à la guerre."
Pendant ma promenade, je voyais rentrer les mouchards dans différents déguisements comme des masques le mercredi des Cendres à la descente de la Courtille : ils venaient rendre compte des faits et gestes de la nuit. Les uns étaient habillés en marchands de salade, en crieurs des rues, en charbonniers, en forts de la halle, en marchands de vieux habits, en chiffonniers, en joueurs d'orgue ; les autres étaient coiffés de perruques sous lesquels paraissaient des cheveux d'une autre couleur, les autres avaient barbes, moustaches et favoris postiches ; les autres traînaient les jambes comme de respectables invalides et portaient un éclatant ruban rouge à leur boutonnière. Ils s'enfonçaient dans une petite cour et bientôt revenaient sous d'autres costumes, sans moustaches, sans barbes, sans favoris, sans perruques, sans hottes, sans jambes de bois, sans bras en écharpe : tous ces oiseaux du lever de l'aurore de la police s'envolaient et disparaissaient avec le jour grandissant. Mon logis étant prêt, le geôlier vint nous avertir, et M. Léotaud, chapeau bas, me conduisit jusqu'à la porte de l'honnête demeure et me dit en me laissant aux mains du geôlier et de ses aides : "Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous saluer : au plaisir de vous revoir.""
Dans la description de sa cellule, et surtout du monde bruissant de la prison qu'il devine, l'univers du crime, il y a peut-être ce passage dont Balzac s'est souvenu dans Splendeur et misère des courtisanes, quand Lucien de Rubempré oublie momentanément son malheur en contemplant la Cité vue de sa fenêtre :
"Ma loge n'était éclairée que par une fenêtre grillée qui s'ouvrait fort haut ; je plaçais ma table sous cette fenêtre et je montais sur cette table pour respirer et jouir de la lumière. A travers les barreaux de ma cage à voleur, je n'apercevais qu'une cour ou plutôt un passage sombre et étroit, des bâtiments noirs autour desquels tremblotaient des chauves-souris. J'entendais le cliquetis des clés et des chaînes, le bruit des sergents de ville et des espions, le pas des soldats, le mouvement des armes, les cris, les rires, les chansons dévergondées des prisonniers mes voisins, les hurlements de Benoît, condamné à mort comme meurtrier de sa mère et de son obscène ami. Je distinguais ces mots de Benoît entre les exclamations confuses de la peur et du repentir : "Ah ! ma mère ! ma pauvre mère !" Je voyais l'envers de la société, les plaies de l'humanité, les hideuses machines qui font mouvoir ce monde."
Croit-on que les poètes font des prisonniers tranquilles ? Pour s'occuper en captivité, il décide de faire des vers latins :
"je me souvins d'Elisa Frisell, que j'avais vu enterrer la veille dans le cimetière de Passy. Je commençai quelques vers élégiaques d'une épitaphe latine ; mais voilà que la quantité d'un mot m'embarrassa ; vite je saute en bas de la table où j'étais juché, appuyé contre les barreaux de la fenêtre, et je cours frapper de grands coups de poing dans ma porte. Les cavernes d'alentour en retentirent ; le geôlier monte épouvanté, suivi de deux gendarmes ; il ouvre mon guichet et je lui crie comme aurait fait Santeuil : "Un Gradus : un Gradus !" Le geôlier écarquillait les yeux, les gendarmes croyaient que je révélais le nom d'un de mes complices ; ils m'auraient mis volontiers les poucettes ; je m'expliquai ; je donnai de l'argent pour acheter le livre, et on alla demander un Gradus à la police étonnée."
Mais le soir même, à peine couché, le préfet de police vient le chercher en s'excusant et insiste pour héberger l'illustre prisonnier dans sa propre maison. Il n'aura passé finalement que douze heures en prison et se retrouve dans une maison bourgeoise, en résidence surveillée, voisin de Vidoq.
En bon Breton entêté, il fait tourner en bourrique les "ralliés" aux Orléans en refusant de reconnaître l'usurpateur :
"M. Desmortiers, le juge d'instruction, entra donc dans ma petite chambre ; un air doucereux était étendu comme une couche de miel sur un visage contracté et violent :
"Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie."
(Tartuffe, V, 4).
M. Desmortiers était naguère de la Congrégation, grand communiant, grand légitimiste, grand partisan des ordonnances, et devenu forcené juste-milieu. Je priai cet animal de s'asseoir avec toute la politesse de l'ancien régime ; je lui approchai un fauteuil ; je mis devant son greffier une petite table, une plume et de l'encre ; je m'assis en face de M. Desmortiers, et il me lut d'une voix bénigne les petites accusations qui, dûement prouvées, m'auraient tendrement fait couper le cou : après quoi il passa aux interrogations.
Je déclarai de nouveau que, ne reconnaissant point l'ordre politique existant, je n'avais rien à répondre, que je ne signerais rien, que tous ces procédés judiciaires étaient superflus ; qu'on pouvait s'en épargner la peine et passer outre ; que je serais du reste toujours charmé d'avoir l'honneur de recevoir M. Desmortiers.
Je vis que cette manière d'agir mettait en fureur le saint homme, qu'ayant partagé mes opinions, ma conduite lui semblait une satire de la sienne ; à ce ressentiment se mêlait l'orgueil du magistrat qui se croyait blessé dans ses fonctions. Il voulut raisonner avec moi ; je ne pus jamais lui faire comprendre la différence qui existe entre l'ordre social et l'ordre politique. Je me soumettais, lui dis-je, au premier, parce qu'il est de droit naturel ; j'obéissais aux lois civiles, militaires et financières, aux lois de police et d'ordre public ; mais je ne devais obéissance au droit politique qu'autant que ce droit émanait de l'autorité royale consacrée par les siècles, ou dérivant de la souveraineté du peuple. Je n'étais pas assez niais ou assez faux pour croire que le peuple avait été convoqué, consulté, et que l'ordre politique établi était le résultat d'un arrêt national. Si l'on me faisait un procès pour vol, meurtre, incendie et autres crimes et délits sociaux, je répondrais à la justice ; mais quand on m'intentait un procès politique, je n'avais rien à répondre à une autorité qui n'avait aucun pouvoir légal, et, par cosnéquent, rien à me demander.
Quinze jours s'écoulèrent de la sorte. M. Desmortiers, dont j'avais appris les fureurs (fureurs qu'il tâchait de communiquer aux juges), m'abordait d'un air confit, me disant : "Vous ne voulez donc pas me dire votre illustre nom ?" Dans un des interrogatoires, il me lut une lettre de Charles X au duc de Fitz-James, et où se trouvait une phrase honorable pour moi. "Eh bien ! monsieur, lui dis-je, que signifie cette lettre ? il est notoire que je suis resté fidèle à mon vieux roi, que je n'ai pas prêté serment à Philippe. Au surplus, je suis vivement touché de la lettre de mon souverain exilé. Dans le cours de ses prospérités, il ne m'a jamais rien dit de semblable, et cette phrase me paye de tous mes services.""
Il est finalement remis en liberté et part dans un exil suisse. Chateaubriand emprisonné par Louis-Philippe, l'Orléans était peut-être un peu trop fin pour ne pas en sentir le ridicule...
Mais il en revient l'année suivante et se décide enfin à ferrailler avec le pouvoir. Plusieurs journaux sont poursuivis pour "délit de presse", ayant reproduit son "Madame, votre fils est mon Roi", adressé à la duchesse de Berry et le voilà compris dans les poursuites... "Cette fois je n'ai pu décliner la compétence des juges ; je devais essayer de sauver par ma présence des hommes attaqués pour moi ; il y allait de mon honneur de répondre de mes oeuvres."
"Rien de remarquable n'a signalé ce procès dans la terrible chambre qui avait retenti de la voix de Fouquier-Tinville et de Danton ; il n'y a eu d'amusant que l'argumentation de M. Persil : voulant démontrer ma culpabilité, il citait cette phrase de ma brochure : Il est difficile d'écraser ce qui s'aplatit sous les pieds, et il s'écriait : "Sentez-vous, messieurs, tout ce qu'il y a de méprisant dans ce paragraphe, "il est difficile s'écraser ce qui s'aplatit sous les pieds", et il faisait le mouvement d'un homme qui écrase sous ses pieds quelque chose. Il recommençait triomphant : les rires de l'auditoire recommençaient. Ce brave homme ne s'apercevait ni du contentement de l'auditoire à la malencontreuse phrase, ni du ridicule parfait dont il était en trépignant dans sa robe noire comme s'il eût dansé, en même temps que son visage était pâle d'inspiration et ses yeux hagards d'éloquence."
Mais non, décidémment, quand on est Louis-Philippe on ne fait pas condamner Chateaubriand sur la plaidoirie d'un M. Persil. Il est acquitté sous les applaudissements, notamment ceux de jeunes républicains qui pour entrer avaient revêtu des robes d'avocats ; parmi eux, Armand Carrel, déjà rencontré aux Journées de Juillet.
Mémoires d'outre-tombe, François-René de Chateaubriand.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.